Novembre 2011
ISSN : 1280-1496
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SOMMAIRE
Éditorial : La science, le droit, le doute (Marc Domingo)
Recherches récentes : Bilan d’application de la loi DALO ; les rapports parquet-administration pénitentiaire ; les établissements pour mineurs ; enfant, droit et cinéma ; les règles déontologiques des profession juridiques et judiciaires ; le parquet en matière civile, sociale et commercial ; le racisme à l’ère des biotechnologies
Dossier : Droit, science et techniques
Thèse : la responsabilité civile des professionnels exerçant une profession à risque (Lorène Mazeau)
Institution : le réseau Droit, Science et Technique
Notes de lecture
Actualité de la Mission
ÉDITORIAL > La science, le droit, le doute par Marc DOMINGO
Avocat général à la cour de cassation
Directeur de la Mission
A la fin du XIXe siècle, lord RAYLEIGH, l’un des plus grands physiciens de son temps, affirmait avec une orgueilleuse candeur : « La physique est finie. On a tout compris, la mécanique, la thermodynamique, l’optique, l’électromagnétisme. Bien sûr, il y a ce petit phénomène, l’effet photoélectrique, qu’on ne comprend pas, mais c’est marginal » De ce « marginal » devait surgir la révolution quantique qui allait, quelques années plus tard, bouleverser de fond en comble le paysage scientifique et renverser toutes les idées reçues sur la réalité du monde. Ainsi progresse la science : à la fois par accumulation linéaire de connaissances et par sauts qualitatifs soudains débouchant sur de nouveaux paradigmes. Le merveilleux est que ce processus ne s’arrête jamais et que nul ne peut prédire quelles secousses les découvertes du futur infligeront à nos manières d’être et de penser. Toute avancée scientifique s’incarne dans des réalisations techniques qui impactent toujours plus profondément et à un rythme accéléré notre conscience, nos capacités physiques, nos comportements sociaux et pèsent même sur notre destin et celui de la planète au point de mettre en danger l’avenir de l’humanité et de détruire peut-être un jour la biosphère. Le droit s’essouffle à accompagner ce mouvement. Chaque découverte et les applications industrielles qu’elle fait naître, suscitent en effet un besoin d’encadrement juridique qui n’est jamais apaisé. Cela semble une vérité d’évidence que d’attribuer à la science et aux techniques engendrées par elle, un rôle majeur dans l’inflation législative et réglementaire que tous les juristes déplorent depuis des décennies sans pouvoir y mettre fin. Comme il y a eu naguère une course aux armements, il y a, dans nos sociétés surdéveloppées, une « course aux normes », la bulle scientifique qui n’est pas près d’éclater et produit ses propres règles (principes d’action, méthodes de recherche, évaluation des résultats …) entrainant dans son sillage une bulle juridique d’envergure comparable. Les défis de la science contemporaine sont nombreux et en rapide évolution. Ils requièrent des réponses de plus en plus réactives et adaptées pour prévenir les dérives possibles, corriger certains abus, voire imposer des limites franches à des activités ou des applications potentiellement dangereuses. Cette problématique est tout particulièrement illustrée par les conditions de mise en œuvre du principe de précaution. Internationalement reconnu et célébré depuis une vingtaine d’années, celui-ci est consacré en droit interne par la Charte de l’environnement que le Conseil constitutionnel a intégrée le 19 juin 2008 au bloc de constitutionnalité. Selon l’article 5 de ce texte : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » Le recours au principe de précaution suppose ainsi un contexte d’incertitude scientifique. Son domaine juridique, limité a priori à l’environnement – dans le périmètre duquel la Charte le cantonne encore aujourd’hui – s’est élargi à d’autres secteurs (notamment la santé et la sécurité sanitaire) sous la double impulsion de la Cour de justice de Luxembourg (dans l’affaire dite de la « vache folle ») et du Conseil d’État. Les organismes génétiquement modifiés, la téléphonie mobile, les substances et produits à risque ont été jusqu’à présent les champs de manœuvres privilégiés du principe de précaution. Celui-ci, dictant aux autorités publiques européennes et nationales « l’obligation d’empêcher la réalisation d’effets néfastes sur la santé humaine ou l’environnement » leur impose l’adoption de normes qui ne sont plus directement tributaires de preuves scientifiques irréfutables. L’incertitude dans laquelle la communauté des spécialistes se trouve quant à la nocivité ou à l’innocuité d’un produit ou d’une activité ne peut ainsi détourner les responsables politiques du devoir de prescrire les mesures propres à écarter la réalisation d’un risque qui ne se matérialisera peut-être jamais mais dont les dommages qu’il pourrait causer sont potentiellement graves ou irréversibles. Dans cette démarche, les autorités publiques s’appuient nécessairement sur l’avis d’experts dont les conclusions, sans jamais pouvoir être univoques en l’état actuel des données acquises de la science, permettent cependant d’orienter la décision. Il faut donc traduire en normes juridiques – toujours provisoires dès lors que l’évolution des connaissances impose de suivre un itinéraire dont seul un acquis certain et définitif pourrait être le terme – des constats scientifiques eux-mêmes entachés de précarité. La détermination de seuils de tolérance en est un exemple topique lorsqu’il s’agit non plus d’interdire radicalement ou d’autoriser sans réserves, mais seulement de ne pas prohiber une activité servant l’intérêt général tout en traçant, au nom du principe de précaution, des frontières de sécurité à ne pas dépasser. Les antennes-relais de téléphonie mobile entrent dans cette zone hybride, les puissances maximums du rayonnement électromagnétique qu’elles diffusent ayant été fixées sur les conseils d’experts qui seront sans doute amenés, à la faveur d’appréciations plus fines des nuisances possibles pour la santé, à réviser leurs estimations. Le « Grenelle des ondes » qui s’est tenu au Printemps 2009 sous la direction du ministre de la santé n’a, en effet, pas permis de trancher la question de la nocivité éventuelle des radiofréquences. La prudence est cependant de mise comme le recommande l’AFSSET qui a rendu publique en 2009 une étude faisant ressortir que s’il n’existe pas de « démonstration probante » de la dangerosité des ondes, « on ne peut formellement montrer (sic) l’inexistence d’un risque ». C’est le type même d’une logique de précaution. Le Parlement européen a, quant à lui, voté le 4 septembre 2008 une résolution demandant au Conseil de fixer des valeurs-limites d’exposition plus exigeantes pour l’ensemble des équipements émetteurs de rayonnements électromagnétiques. En l’absence de consensus scientifique en ce domaine, les pouvoirs publics semblent ainsi condamnés à adopter des mesures plus contraignantes que justifient tant la persistance durable des incertitudes que la montée des inquiétudes des groupes d’individus établis à proximité des installations. Le conflit entre l’intérêt général d’une part, la protection de la santé et de l’environnement d’autre part – conflit qui place les décideurs politiques dans une situation d’autant plus délicate que le caractère fluctuant des normes scientifiques fragilise, par une dose d’arbitraire impossible à réduire totalement, les règles qu’ils édictent – prend un tour aigu lorsqu’il débouche, comme c’est de plus en plus souvent le cas, sur des contentieux soumis à l’arbitrage du juge. Si jusqu’à présent le Conseil d’État s’est montré plutôt réservé (un commentateur a parlé de sa « timidité ») invoquant l’intérêt public qui s’attache à la couverture du territoire par le réseau de téléphonie mobile, et l’absence de risques sérieux prouvés pour la santé, certaines juridictions judiciaires se sont reconnues compétentes pour mettre obstacle à l’installation d’antennes-relais ou ordonner leur démantèlement en se situant sur le terrain de la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage, sans doute peu appropriée à la nature des litiges, mais camouflant habilement le recours indirect au principe de précaution. La Cour de cassation doit se prononcer prochainement sur la question. On le voit, l’espace d’instabilité qui peut exister, en amont, entre les normes édictées par l’autorité publique d’une part, et les interprétations et résultats provisoires de la recherche et de l’expertise scientifique d’autre part, risque de se doubler, en aval, d’un écart éventuel entre ces normes et celles qu’à travers la censure d’une décision administrative ou la reconnaissance de responsabilité de l’administration ou d’un opérateur privé, le juge viendrait à leur substituer. Clarifier les rôles et les compétences des différents acteurs juridiques (pouvoirs publics, experts, juges) et adopter une ligne de conduite qui, sans stériliser l’action, garantisse la protection de la santé et de l’environnement sont des objectifs à atteindre. Les études publiées dans le présent numéro contribueront sans doute à alimenter à cette fin, une réflexion féconde.