Printemps-Été 2010
ISSN : 1280-1496
Télécharger la Lettre RDJ n°34
SOMMAIRE
Éditorial > Parler droit (Marc Domingo)
Libre propos > Le choix des mots (François Terré)
Recherches > Experts judiciaires ; Réforme des procédures pénales ; délinquants sexuels en prison ; Impayé contractuel ; analyse économique du droit ; la CEDH
Équipe > Le CECOJI (Centre d’études sur la coopération juridique internationale)
Dossier > Droit, langage, linguistique
Thèse > Le droit de la traduction. Contribution à l’étude du droit du langage
Notes de lecture
Actualité
Éditorial > « Parler droit »
Marc DOMINGO
Avocat général à la Cour de cassation
Directeur de la Mission
Voici quelques décennies, découvrant à la Faculté de droit de Paris des disciplines qu’ignorait encore l’enseignement secondaire, j’avais été frappé, comme tout un chacun, par les particularités d’un langage qu’une longue tradition historique et une plus récente ambition épistémologique avaient façonné au cours des siècles.
Nous nous essayions alors à « parler droit », manipulant, avec l’inconsciente vanité des néophytes imprudents, des termes du vocabulaire courant détournés de leur sens habituel, un lexique plus technique aussi, et des locutions singulières, parfois latines, dont nous faisions étalage immodérément. « Parler droit », c’était communiquer entre initiés.
Plus tard, cette passion apaisée, la langue juridique est devenue le moyen ordinaire de l’expression d’un raisonnement et de la solution à laquelle il conduit. La plupart des acteurs de la vie juridique ont fait cette expérience et tiré le même parti d’un outil de pensée et de communication si bien adapté à son objet. Le juge n’y a pas fait exception, bien sûr.
Pourtant, en ce qui le concerne, la formulation du raisonnement qui exprime le cheminement d’une pensée démonstrative, imprimant au chaos des données factuelles la rigueur de la règle juridique et dévoilant par là même les ressorts intimes d’un mécanisme qui n’est pas seulement tributaire de la norme légale, mais subit, dans ses déterminations, l’influence de facteurs psycho-sociaux malaisés à évaluer, est toujours suivie de la proclamation d’une conclusion destinée à dénouer le conflit, puisant son efficace à la source d’une autorité investie du pouvoir de contrainte légitime.
Le jugement est ainsi, à la fois le mouvement d’une pensée qui se veut persuasive, et donc sujette à interprétation, voire à contestation (et à remises en cause ultérieures) mais aussi le précipité en lequel s’incarne une vérité apodictique, précisément fixée dans le temps, apte à régir la situation donnée et à imposer à ses protagonistes la solution qui s’en évince. Il associe – par la médiation d’une terminologie et d’une syntaxe appropriées à leur objet – la transition rationnelle, mais toujours discutable, du fait au droit, et l’affirmation terminale, autoritaire et créatrice d’un résultat auquel, après épuisement des recours, il convient, hic et nunc, de consentir.
La forme écrite que revêt cette opération ne doit pas masquer la parole vivante à laquelle, historiquement, elle s’origine.
Le juge est, dans les plus anciennes civilisations, un locuteur dont le vocabulaire technique, encore empreint de sacralité, conserve une part du mystère magique des premiers commencements. Et si le préteur romain – qui n’est certes pas un juge – fait placarder, lors de son entrée en charge, l’édit (cf. « edicere ») renfermant les formules auxquelles seront attachées des effets de droit, celles-ci devront, pour devenir agissantes, être proférées oralement. Les vestiges de cette période inaugurale sont décelables aujourd’hui à travers l’oralité des débats, la « lecture » publique des décisions, le fait que le juge « dit » le droit ou la Cour « dit » pour droit, toutes situations ou expressions manifestant le caractère à la fois déclaratif et performatif de l’énoncé juridictionnel (juris-dictio) où « dire » le droit n’est pas seulement identifier la norme juridique, mais « dicter » la conduite que commande sa reconnaissance.