Novembre 2010
ISSN : 1280-1496
Télécharger la Lettre RDJ n°35
SOMMAIRE
Libre propos : Claude Lienhard, avocat, Président du CERDAC
Recherches : la relation juge/expert ; Droit, éthique et religion ; suivi des délits écologiques ; ordre public et conflits de valeurs ; les déterminants de la criminalité sexuelle ; Non-recours à la justice ; Justice coloniale ; féminisation des métiers de justice.
Dossier : Expertise et justice
Panorama : Le thème de l’expertise judiciaire dans la production de la Mission de recherche
Thèse : La construction de la norme ADN (B. Renard)
Notes de lecture : Néolibéralisme et justice ; Justice et mondialisation en droit du travail ; L’erreur judiciaire ; Surveillance et répression dans l’espace public ; Regards sur l’éducatif renforcé ; Télévision et justice ; Les normes pénales chez Rawls
Actualité scientifique
Éditorial > Marc DOMINGO
Avocat général à la Cour de cassation
Directeur de la Mission
« Une justice sous influence : le juge face à l’expert »
Le développement exponentiel des sciences et des nouvelles technologies dont l’effet est de dilater à un rythme accéléré le volume de nos connaissances et d’en améliorer sans cesse la qualité et l’efficience, a atteint une telle ampleur que non seulement « l’honnête homme » a depuis beau temps succombé sous un tel poids, mais que les spécialistes les mieux chevronnés dans des domaines du savoir aussi diversifiés en leurs genres que restreints dans leurs secteurs respectifs d’application peinent de plus en plus à en conserver la maîtrise.
Un tel phénomène n’est certes pas nouveau quoique l’échelle à laquelle il se produit soit sans précédent. Son impact sur notre vie quotidienne est multiple mais confusément perçu. En revanche, certaines situations, à un niveau élevé, en révèlent l’influence décisive.
Élaboration des normes légales, gestion des affaires publiques, règlement des grandes affaires de société, régulation des mécanismes économiques requièrent toujours davantage l’assistance d’experts confirmés dont les analyses inspirent, orientent, voire dictent (quand elles ne les discréditent pas) les mesures arrêtées par les décideurs politiques.
Dans l’accomplissement de sa mission, le juge est lui aussi de plus en plus tributaire de l’avis des sachants. Leurs relations ne datent certes pas d’hier et le signe de l’ambiguïté sous lequel elles s’inscrivent n’a rien de bien neuf.
En 1991, le doyen Carbonnier soulignait déjà, lors d’un colloque à Lausanne, que « si l’expert ne résout pas lui-même le litige … on n’ignore pas avec quelle irrésistibilité de facto son avis tend à pénétrer le jugement ». Et le même d’ajouter : « … dans maintes affaires, les juges ne sont plus que les contrôleurs de la régularité procédurale de l’expertise. »
Autrement dit, la dualité des rôles joués par chacun : l’expert apporte son savoir, le juge tranche, camoufle mal l’impérialisme technicien auquel est subordonnée la décision de justice. Aujourd’hui, rares sont les affaires qui peuvent être dénouées sans la participation plus ou moins intense de l’homme de l’art. Qu’il s’agisse d’identifier une personne (un criminel violeur, par exemple), d’établir un fait (lien de filiation, caractère professionnel d’une maladie …) d’évaluer un comportement (troubles mentaux, aptitude à garder ses enfants), de déterminer une qualité (faux en écriture ou en matière artistique), la réponse est presque toujours engendrée par une expertise,. Là où la science permet de trouver la vérité avec une certitude quasi absolue règne (test ADN, par exemple) un déterminisme tel que le juge n’a plus aucune marge de manœuvre et se borne à énoncer les conséquences juridiques qui en dérivent nécessairement. Là où les données scientifiques et leur interprétation sont encore sujettes à controverse, la décision juridictionnelle redevient libre mais moins assurée ; plus mouvante aussi dans le temps, en fonction de l’évolution rapide des connaissances. Le rôle de la vaccination contre l’hépatite B, les méfaits supposés des antennes-relais de téléphonie mobile illustrent, parmi beaucoup d’autres, les tâtonnements provisoires de l’expert et du juge en attendant des progrès futurs levant les dernières interrogations ou en en suscitant de nouvelles.
Restent quelques secteurs où, en l’état de notre savoir, le champ des probabilités ne paraît jamais pouvoir être réduit : l’expert qui attribue à tel artiste la paternité d’une œuvre, le psychologue appréciant la véracité des dires d’un enfant ne sauraient apaiser les doutes du juge, d’un juge qui, pourtant, doit trancher et prendre aussi, comme l’expert avant lui, le risque de se tromper.
Toujours éclairé, parfois contraint par le travail du technicien, le juge est ainsi condamné à proclamer une « vérité judiciaire » dont le seul garant est – hormis quelques acquis définitifs et absolus – une « vérité scientifique constamment remaniée par le temps, voire à jamais inaccessible.