Automne 2006
ISSN : 1280-1496
Télécharger la Lettre RDJ n°24
SOMMAIRE
Éditorial > Sur l’art de juger par Yann Aguila
Libre propos > L’Europe et le droit (Fondation Robert Schuman)
Recherches > Prescription, amnistie et grâce en France ; Comment devient-on juge ? ; Jeunes en détention
Équipe > l’IHEJ (Institut des Hautes Études sur la Justice)
Dossier > Droit et homosexualité
Remise du prix Jean Carbonnier 2006
Thèse > Les normes d’habilitation par Guillaume Tussaud
Notes de lecture
Actualité
Éditorial > Yann Aguila
Conseiller d’État
Directeur de la Mission
Sur l’art de juger
« Il y avait des juges avant qu’il y eût des lois » a écrit Portalis.
Cette belle formule invite à la réflexion. En des temps reculés, sans doute le règlement des conflits était-il déjà confié à un tiers impartial et désintéressé. Dans de nombreuses sociétés, une autorité, quel que soit son nom – chef ou sorcier, prêtre ou juge – remplit cette fonction essentielle à la paix sociale : trancher les litiges, afin d’éviter le cercle infini de la vengeance décrit par René Girard. Sa décision « arrête » la discussion – d’où sans doute l’origine du mot « arrêt ».
Certes, aujourd’hui, la référence à la loi est devenue indispensable. Elle évite l’arbitraire du juge, qui rend des décisions plus objectives, prévisibles et contrôlables. Surtout, la loi étant issue d’assemblées élues par le peuple, elle répond à une exigence de démocratie, puisque les règles appliquées par le juge sont issues de la volonté populaire.
Pour autant, il ne faudrait pas oublier cette vérité que nous suggère Portalis : la première mission du juge, c’est de rendre une décision ; les règles de droit interviennent seulement au stade de la justification de sa décision. Elles sont des raisons de décider. D’ailleurs, d’autres systèmes de légitimation du jugement sont concevables : équité, considérations morales, bon sens, intime conviction… En France, avant la Révolution, les arrêts n’étaient même pas motivés : « Le XVIIIe siècle était si bien accoutumé à des décisions de justice impératives et sans motifs qu’il tenait la chose pour naturelle » [1]. Sur le plan historique, le jugement précède donc la loi.
Oublier cette vérité, c’est s’exposer au risque d’inverser la logique. Le juge n’est pas un organe « d’exécution » des lois, comme l’est par exemple l’administration lorsqu’elle prépare un décret d’application qui vient préciser et mettre en œuvre une loi. Le rapport du juge à la loi est d’une toute autre nature. Investi d’une mission de régulation des conflits, et saisi par les parties d’un litige, il recherche dans le droit les motifs d’une bonne décision.
Cette conception ancienne de l’office du juge rejoint des débats très contemporains. Les évolutions récentes de nos systèmes juridiques semblent en effet conforter la vision pénétrante de Portalis.
Le juge n’est plus face à une pyramide de normes, simples et cohérentes, qu’il suffirait d’appliquer. La complexité accrue du droit, la prolifération des lois et des décrets, le développement des règles internationales et communautaires placent de plus en plus souvent le juge au cœur du système juridique. Il se trouve confronté à un ensemble de normes, foisonnantes, enchevêtrées et parfois contradictoires, qu’il lui appartient de mettre en ordre, interpréter, coordonner, concilier. Cet exercice de recherche du droit applicable, préalable obligatoire à toute décision, représente aujourd’hui une part de plus en plus importante du travail du juge.
Dès lors, on assiste imperceptiblement à une évolution de la perception que le juge a de son propre rôle, notamment vis-à-vis de la loi, qu’il peut écarter au profit du droit international.
Le juge n’est plus seulement le gardien du temple. Il en est aussi l’un des architectes.