Hiver 2008-2009
ISSN : 1280-1496
Télécharger la Lettre RDJ n°31
SOMMAIRE
Éditorial > Le juge et les réalités sociales par Yann Aguila
Libre propos > Paul-Albert Iweins
Recherches > Conflits environnementaux et gestion des espaces ; Polices et justices de l’environnement ; Mondialisation des concepts juridiques ; Juges de proximité ; Émergence et circulation des concepts juridiques
Équipe > Le CEVIPOF
Dossier > Le regard des français et des magistrates sur la justice
Thèse > L’égalité en droit pénal (Prix Vendôme 2008)
Événement > Remise du prix Jean Carbonnier 2008
Notes de lecture
Actualité
ÉDITORIAL > Le juge et les réalités sociales
par Yann Aguila
Conseiller d’État, Directeur de la Mission
La justice est-elle suffisamment en prise avec les réalités sociales ?
La question de l’ouverture du droit sur la société avait été posée par le doyen Carbonnier, en ce qui concerne le législateur. La même interrogation peut légitimement être formulée s’agissant du juge.
Le juge doit trouver la juste distance, ni trop près, ni trop loin de la cause. La première exigence est bien connue : trop près, il manquerait à son devoir d’impartialité. Mais on oublie souvent la seconde : trop loin, le juge risque de passer à côté des véritables enjeux d’une affaire. La pertinence de son intervention dépend de sa connaissance des réalités quotidiennes qu’il est appelé à juger.
Le droit s’enracine dans la société. Une illustration parmi d’autres, tirée au hasard de la lecture du récent rapport du Comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution présidé par Simone Veil : le comité « a souhaité procéder à de nombreuses auditions, sollicitant philosophes, sociologues, représentants de la société civile, représentants des principales religions : autant de personnalités qui, dans leur diversité, lui sont apparues comme de bons médiateurs pour traduire l’état actuel des attentes et des craintes de la population ». Pour bien légiférer, il faut être à l’écoute.
De même, pour bien juger la société, il faut bien la connaître. Le juge doit être ouvert aux préoccupations de ses concitoyens. Il doit ancrer sa réflexion dans les réalités économiques et sociales de son pays et de son époque.
Ce souci d’ouverture peut se décliner dans divers domaines
L’enseignement du droit est-il suffisamment ouvert ? On pourrait probablement renforcer les « enseignements d’ouverture », sans doute insuffisants : c’est plus tard, confronté au « terrain », que le juge va devoir compléter ses connaissances en psychologie ou en comptabilité. Mais surtout, moins que le contenu de ces matières, il s’agit de transmettre une méthode, une culture de l’écoute : le droit n’est pas autocentré, il se nourrit des apports de l’extérieur. Le juge doit savoir comprendre la demande du justiciable, utiliser les conclusions d’un rapport d’expertise ou décrypter un témoignage. Plus largement, tout juriste doit dialoguer avec des non juristes, comme l’illustre l’extrait précité du rapport Veil. Les facultés de droit enseignent-elles cette méthode simple et sage qui consiste à procéder à des auditions avant de prendre une position ? Quelle place occupent les stages, non seulement en cabinets d’avocat et en juridiction, mais aussi en entreprises, associations ou syndicats ? Des affaires récentes ont montré que nos jeunes juges ne manquaient pas de connaissances juridiques – ce sont souvent les plus brillants des étudiants –, mais plutôt d’expérience et d’épaisseur humaine.
La justice est faite pour les justiciables
Ensuite, la carrière des juges est-elle suffisamment ouverte ? Aujourd’hui, les règles de recrutement et d’avancement semblent favoriser une conception « sacerdotale » de la fonction, dans laquelle le magistrat est recruté à la sortie des études, puis demeure ad vitam aeternam au service des prétoires. Ne faudrait-il pas encourager la mobilité professionnelle ou les recrutements latéraux ? Ils constituent une source utile de diversification des expériences.
Enfin, nos méthodes de jugement sont-elles suffisamment ouvertes ? Nos procédures – tout particulièrement dans la justice administrative – laissent-elles assez de place à l’oralité ou à la technique de l’amicus curiae ? Notre mode de raisonnement déductif, qui consiste à faire entrer les faits dans des catégories juridiques préétablies, ne nous porte-t-il pas trop à l’abstraction ? Certains y verront un goût bien français pour la théorie – par opposition à l’empirisme anglo-saxon. De fait, le juge doit rechercher un juste équilibre entre idéalisme et pragmatisme. Certes, le droit, par définition, se tient au dessus des faits, puisqu’il trace une ligne de conduite idéale. Il y a une part irréductible d’exigence, voire de transcendance dans la notion même de règle. Mais, au stade de l’application du droit, il faut tenir compte des contingences et des réalités.
La justice est faite pour les justiciables, et non les justiciables pour la justice, pour paraphraser la belle formule de Portalis sur la loi et les hommes.
C’est dans cet esprit que nous sommes heureux de vous proposer, dans le présent numéro, un dossier spécial sur « la perception de la justice par les justiciables ».