ZOOM SUR UNE RECHERCHE
Édito de la Lettre d’information Mission de recherche Droit et Justice
Décembre 2013
Céline BÉRAUD, Maître de conférences en sociologie, Université de Caen
Claire de GALEMBERT, Chargée de recherche au CNRS, Institut des sciences sociales du politique
Corinne ROSTAING, Maître de conférences en sociologie, Université Lyon 2
Entretien (extraits)
Contrairement à la surpopulation, la sécurité, la santé ou encore le suicide, la religion n’est pas perçue comme un enjeu central en prison. Dès lors, pourquoi l’étudier ?
Ce n’est pas parce que le phénomène est minoritaire ou marginal qu’il n’est pas pertinent de l’étudier en tant que révélateur du fonctionnement ordinaire du monde social. L’intérêt de cette étude est justement de pointer le décalage entre la représentation qu’on se fait du religieux – et plus particulièrement de l’islam – dans les prisons et la réalité de la manière dont il s’y déploie. Si nous avons insisté sur la place relative de la religion dans le monde carcéral au terme de notre enquête – une majorité de détenus et de personnels sont indifférents à la question –, c’est parce qu’il nous semble que le discours sur l’islam et l’islam radical tend à faire oublier que de nombreux détenus ne sont pas musulmans, que tous les détenus de culture musulmane ne sont pas des radicaux et qu’une partie de ces détenus entretient même un rapport très distant avec la pratique religieuse. Le constat de cet écart pose évidemment question. Il en va sur ce point de la prison comme de l’ensemble de la société : la focalisation sur le problème religieux et le problème musulman est évocatrice d’une forme de panique morale que cristallise aujourd’hui l’islam et des usages politiques qui en sont faits, agissant tel un dérivatif ou une diversion qui détournent des véritables problèmes. La religion nous a semblé souvent le symptôme de problèmes non religieux. Si, dans le monde carcéral, la pratique religieuse s’intensifie, c’est en partie parce qu’elle vient pallier des manques. Elle constitue une ressource de sens dans un univers carcéral qui en est largement dépourvu. Elle est révélatrice en cela de la vacuité du sens de la peine. Elle représente une ressource de solidarité et parfois de protection pour les détenus : ce en quoi elle est révélatrice de l’impuissance de l’administration à protéger les détenus. Elle peut permettre de faire nombre et parfois d’être entendus : ce en quoi elle souligne le déficit de canaux institutionnalisés de parole collective pour les détenus ; elle permet d’accéder à une multiplicité de petits biens dans un monde de rareté, ce qui renvoie à des conditions de détention qui, surtout en maison d’arrêt, restent indignes.
Notre étude permet en somme de redimensionner les choses à leur juste proportion et surtout, en analysant le religieux en fonction du cadre carcéral, de le comprendre au regard des usages qui en sont faits dans ce contexte donné. Il ne s’agit pas de dire que la religion ne pose jamais de problème en prison mais d’en relativiser l’importance et de ne pas perdre de vue des questions qui paraissent aux personnels, aux détenus comme à nous d’ailleurs, beaucoup plus cruciales aujourd’hui.
Qu’est-ce qui caractérise le phénomène religieux en prison ? Comment le circonscrire ?
Circonscrire le phénomène religieux n’est pas facile en prison. Mais pas plus pas moins qu’ailleurs. Il n’est guère facile d’en saisir les contours ni de qualifier ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Est-ce qu’aller au culte est un acte religieux alors que tant nous disent que le culte est une opportunité pour retrouver d’autres détenus, faire des trafics ou bénéficier de menus biens tels que du « vrai » café, le colis cascher apporté par le rabbin, la fleur offerte par l’équipe de l’aumônerie catholique ou protestante, etc. ? Que dire du chapelet que certaines femmes portent plus comme un bijou que comme un objet religieux ? Ou encore de la djellaba, qualifiée de religieuse par l’administration pénitentiaire qui voit en ce vêtement un « signe ostentatoire » à proscrire des parties communes de la détention, hormis les salles de culte ? S’agit-il d’un objet culturel ou religieux ? Que dire enfin des pratiques alimentaires liées à la religion ?
Il nous a paru parfois que la religion était à la fois partout et nulle part. Partout, à travers une forme d’ubiquité diffuse qui fait que le religieux peut surgir à tout moment de la vie d’une détention à travers un geste, une parole, un objet. Nulle part, au sens où l’authenticité religieuse de pratiques cultuelles est constamment remise en question par les personnels et les détenus eux-mêmes. Nous nous sommes refusées de trancher en surplomb de nos acteurs ce qu’était le religieux, nous contentant de manière pragmatique de le saisir là où il se déployait. Ou du moins là où les acteurs – détenus, personnes et aumôniers – voyaient du religieux ou interprétaient telle ou telle pratique comme religieuse.
« La religion étant partout et nulle part », quelle(s) méthode(s) élaborer pour ce type de terrain ?
L’enquête a été menée pendant presque deux ans à la fois « en haut » (en administration centrale, au sommet des appareils religieux, ou autres instances telles que le Bureau central des cultes ou le CGLPL – Contrôleur général des lieux de privation de liberté) et « en bas » (dans huit établissements), à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, du côté de l’administration pénitentiaire et de celui des institutions religieuses. L’enquête institutionnelle s’est déroulée essentiellement à Paris au niveau des aumôneries nationales et de la DAP (Direction de l’Administration pénitentiaire) mais aussi, en province, au niveau des aumôneries régionales et dans les directions interrégionales. L’enquête ethnographique a principalement eu lieu dans huit sites choisis afin de diversifier au maximum l’échantillon du point de vue des types d’établissements (maisons d’arrêt, centres de détention, maisons centrales ; établissements pour hommes et pour femmes) et des spécificités régionales. Plus de 500 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des personnes détenues aussi bien celles avec religion que celles sans religion, ou indifférentes ou même athées, avec des aumôniers de toutes confessions, avec des personnels de l’AP (membres de la direction, gradés, personnels de surveillance, CPIP – Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation) ou travaillant en prison (psychiatres, médecins, enseignants, formateurs, cuisiniers, contremaîtres…). Notre corpus était également composé de près de 80 observations (principalement de cultes, d’activités de groupes proposées par les aumôniers, de visites en cellule, de réunions, de sessions de formation d’aumôniers). Enfin, nous avons reçu 448 réponses à l’enquête quantitative adressée à l’ensemble des aumôniers des établissements pénitentiaires de France métropolitaine.
Cette enquête nous a permis d’interroger la religion à partir de ces différents points de vue. Et là, le croisement de la sociologie de l’action publique, de la sociologie des religions et de la sociologie carcérale a constitué un véritable atout. Considérer la religion du point de vue de l’action publique, c’est s’interroger sur les usages qui sont faits de la religion par l’administration et les pouvoirs publics. Ce type de questionnement ouvre sur une déréification de la laïcité analysée, non plus en fonction d’un horizon abstrait et idéal, mais en fonction de ce que les acteurs font concrètement de la religion et lui font faire dans un espace donné. De ce point de vue, la prison constitue un espace particulier marqué par une conception de la laïcité ouverte à la religion, souvent mobilisée comme un outil de pacification et de régulation des détentions. C’est aussi s’interroger sur les raisons qui font qu’à un moment donné, la religion en prison devient un « problème public », sur les questions qu’elle pose aux acteurs, sur les acteurs qui posent ces questions, sur les solutions qui sont élaborées pour y répondre. Cette perspective permet, par exemple, de mieux comprendre comment la pluralisation religieuse des détenus rend davantage nécessaire le recrutement d’aumôniers de diverses confessions ou comment la question de la lutte contre la radicalisation en monde carcéral s’impose comme un objectif de politique publique et modifie les attentes de l’AP concernant les aumôniers musulmans en la matière. Considérer la religion du point de vue de la sociologie des religions a permis d’éviter de s’enfermer sur une religion et un contexte en se donnant la possibilité d’interpréter la religion en monde pénitentiaire en fonction des évolutions de la religion hors les murs. Surtout cela a permis d’ouvrir sur des comparaisons entre les religions et d’identifier des logiques communes dont, par exemple, le phénomène d’intensification de la pratique religieuse présent dans les différents cultes. À l’inverse, cela nous a donné les moyens de mieux comprendre ce qui est propre à chacune des religions présentes dans le monde carcéral – de mieux saisir la nature orthopraxique d’un islam qui, comme le judaïsme, est susceptible chez les plus observants de quadriller chaque instant de la vie quotidienne. Cela a mis en relief ce qui est propre au contexte carcéral. Cette entreprise convoque très logiquement la sociologie carcérale qui permet justement de mieux comprendre ces spécificités en les rapportant aux logiques sociales induites par le monde carcéral, un monde de rareté qui favorise des usages tactiques (rencontrer un aumônier permet d’obtenir du café, des livres ou des informations), un univers contraignant générant des phénomènes d’adaptations secondaires afin de se dégager des espaces de liberté (aller au culte pour sortir de cellule en maison d’arrêt, voir des co-détenus des autres bâtiments), et parfois des détournements de la religion à d’autres fins que des buts religieux eux-mêmes (cas des « conversions de façade » pour négocier sa sécurité par rapport à un groupe majoritaire). De ce point de vue, notre démarche présente sans doute une originalité par rapport à des études qui, jusque-là, émanaient toutes de la sociologie des religions. Surtout, elle nous a rendu attentives également à la place qu’occupe la religion dans le travail des personnels ; ce qui nous a permis de faire ressortir la manière dont ceux-ci – intéressés par la religion ou non – s’en servent comme d’un outil de travail.
Que représente la religion en prison : une ressource individuelle, une ressource collective, une question, un problème ?
La religion représente à la fois une ressource et une contrainte. Ressource, elle l’est à différents niveaux. Elle peut être une manière d’obtenir de menus avantages : sortir de cellule, bénéficier des visites de l’aumônier, de ses conseils, de son appui et parfois de son intercession auprès des gradés de l’établissement. Elle peut constituer une planche de salut identitaire : un moyen de substituer une identité positive au stigmate judiciaire ou carcéral. Redevenir un homme en intégrant la communauté des croyants sauvés par un dieu miséricordieux alors qu’on se sent banni de la communauté humaine. Elle devient parfois un instrument de sortie de la délinquance et de la criminalité, une voie de désistance. On sous-estime les ressources de l’islam à cet égard. Dans certains cas, l’observance stricte – voire une forme de juridisme religieux qui finit par encadrer tous les faits et gestes de la personne, de la manière de s’alimenter et de s’habiller aux règles d’hygiène en passant par les façons de parler – n’est autre qu’une manière de prendre ses distances avec une carrière délinquante. Ressource individuelle, la religion constitue également une ressource collective pour faire nombre et peser dans le rapport de force au sein de la population pénale d’une détention. Il existe en maison centrale des formes de caïdat religieux, à l’instar des formes de caïdat corse ou basque pour ne prendre que les plus connus. Dans cette perspective, l’appartenance ou l’entrée dans l’islam peut constituer un moyen de protection et de prise en charge par un groupe. On peut interpréter ce phénomène du seul point de vue religieux et conclure que l’islam est un problème en prison… On peut également l’interpréter du point de vue de l’impuissance de l’administration pénitentiaire à assurer une protection à ceux qu’il est désormais convenu de considérer comme des « usagers » de ce « service public » – l’emprise de l’islam sur certains détenus ne constituant en somme qu’une illustration supplémentaire de violences que l’AP ne parvient pas à neutraliser en détention. À commencer par les phénomènes de racket. La religion dans sa dimension collective peut donc représenter une contrainte pour autrui lorsque des pressions s’exercent pour que les co-détenus fassent leurs prières ou aillent au culte ou quand, dans tel ou tel bâtiment, le groupe fait sa loi et impose ses normes – garder son caleçon sous la douche, ne pas courir en short, ne pas consommer de porc – à l’ensemble des détenus. Elle peut être mobilisée pour résister, voire subvertir, l’ordre carcéral en servant de point d’appui à des solidarités collectives. On ne saurait toutefois en exagérer la portée. C’est plutôt le constat de la faiblesse de cohérence et d’action collective qui domine. L’usage contestataire de la religion participe davantage d’un discours interne qu’il ne nourrit des mobilisations durables. En reprenant la dichotomie goffmanienne, on a conclu que la religion est moins mobilisée à des fins « désintégrantes » (destinées à rompre le bon fonctionnement de l’organisation) qu’à des fins « intégrées » (remise en cause de certains de ces modes de fonctionnement).
Vous décrivez l’ambiguïté qui caractérise le rôle de l’aumônier (entre garant d’une spiritualité et agent du contrôle social) et qui serait le reflet d’une laïcité schizophrène. Comment l’étude de la religion en prison montre-t-elle les tensions à l’œuvre dans le principe de laïcité, en France ?
La spécificité de l’aumônier réside dans la position très originale qui est la sienne, une position aux frontières. Les aumôniers ne sont pas des personnels de l’AP et pourtant leur espace d’intervention au sein de la détention est protégé par le droit et l’histoire : accès aux cellules, au quartier disciplinaire, confidentialité des échanges, le fait de disposer de la clé dans de nombreux établissements. Ils offrent aux détenus une relation qui échappe aux logiques bureaucratiques de l’organisation pénitentiaire (en particulier à l’impératif sécuritaire) puisqu’elle est non contrainte, non hiérarchique et confidentielle. En tant que personnages « tiers » circulant au sein de la détention, ils jouent souvent un rôle de facilitateur des interactions que les détenus peuvent avoir avec les personnels de l’AP. Ainsi, ils peuvent aider les détenus à rédiger convenablement une demande, attirer l’attention d’un surveillant, d’un CPIP ou d’un membre de la direction sur la situation d’un détenu, etc. Enfin, les aumôniers exercent au sein des établissements de « petites veilles ». Ils n’hésitent pas à « tirer la sonnette d’alarme dans l’établissement », ainsi que nous l’a dit l’un d’eux. Leur présence à elle seule permettrait « d’éviter certains dérapages ». Ils peuvent en outre en témoigner à l’extérieur et contribuer ainsi « à lever le voile social qui recouvre la détention » (pour reprendre une expression de Philippe Combessie).
Au-delà de la célébration du culte et de l’assistance spirituelle dont parle le Code de procédure pénale, les aumôniers peuvent être investis par l’administration d’un certain nombre de rôles. L’aumônier est d’abord le spécialiste du culte (un régulateur du culte, dont il est censé offrir de manière monopolistique les manifestations collectives ; le garant des « bonnes pratiques religieuses »). Mais, de façon un peu étonnante, c’est loin d’être toujours cette fonction-là qui est évoquée en premier dans les entretiens que nous avons menés avec les personnels, ni la seule. On attend souvent de l’aumônier une forme d’expertise. On apprécie sa capacité à neutraliser la violence de la population pénale (selon la métaphore du « pompier » et de « l’incendie éteint » filée par plusieurs aumôniers musulmans). On peut avoir recours à lui comme agent de lutte contre la radicalisation, voire comme un acteur possible des dispositifs d’« empêchement de la mort » dans le contexte de sur-suicidité carcérale. Ce type de collaborations avec l’AP, qui conduisent les aumôniers à exercer une forme de contrôle social sur les détenus, leurs pratiques religieuses et leur état psychologique, peut remettre en question la position d’entre-deux qui est la leur. Position à partir de laquelle se construit pourtant la confiance des détenus mais aussi leur capacité à l’interpellation publique, voire politique, quant aux conditions de détention. Les attentes de l’AP et celles des détenus par rapport aux aumôniers sont donc potentiellement contradictoires, conduisant parfois à des « incongruences de rôles ». Elles donnent aussi à voir certaines contradictions. Considérer les aumôniers comme de véritables partenaires de l’AP devrait conduire cette dernière à rémunérer dignement ses personnels cultuels, comme cela se fait dans d’autres institutions publiques. Plus fondamentalement, en faisant, certainement par défaut (par manque d’autres instruments), des aumôniers l’un de ses principaux, voire son principal outil de connaissance et de régulation du religieux (sur la question du radicalisme mais également celle de la formation des personnels qu’elle leur délègue très largement mais aussi de l’expertise sur le religieux), l’AP donne à voir toute l’ambiguïté de la laïcité.
EN SAVOIR PLUS SUR LA RECHERCHE CONCERNÉE :
Des hommes et des dieux en prison
Céline BÉRAUD, Maître de conférences en sociologie, Université de Caen
Claire de GALEMBERT, Chargée de recherche au CNRS, Institut des sciences sociales du politique
Corinne ROSTAING, Maître de conférences en sociologie, Université Lyon 2
Recherche débutée en 2009 – Achevée en 2013