ZOOM SUR UNE RECHERCHE
Édito de la Lettre d’information Mission de recherche Droit et Justice
Mars 2014
Évelyne SERVERIN
Centre de théorie et analyse du droit (CTAD – UMR 7074)
Centre d’études de l’emploi (CEE)
Les sociétés des temps modernes se sont construites sur des mythes et concepts portés par des textes fondateurs (déclarations de droits, constitutions, conventions), nationaux et internationaux. Parmi ces concepts, celui de l’égalité, couplé à la notion de justice, a d’emblée occupé une place centrale dans la construction des démocraties. Comment justifier l’inégale distribution des biens et des honneurs? Quels principes de justice mettre en œuvre lorsque l’ordre relatif des personnes est perturbé ? La Révolution abolira l’inégalité civile en proclamant l’égalité des droits, tout en laissant subsister les distinctions entre les citoyens, « selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen). Loin d’assigner une même position à tous dans une société, l’égalité primaire des droits donne un nouvel élan à la diversification sociale, en la déplaçant au-delà de la naissance, dans le mérite et le droit de propriété. À cette promotion démocratique de l’égalité des droits, est venu s’ajouter, dans le sillage des grands conflits mondiaux, un corps de textes, d’abord internationaux, puis internes, prohibant les discriminations. La discrimination s’est invitée aux côtés de l’égalité comme un moyen de lutter contre les distinctions illégitimes.
Sous cette unité d’objectifs, la différence entre les catégories demeure, soulevant la question de leur articulation et de leur mobilisation dans l’action. C’est sur cette tension que la recherche réalisée avec le financement de la Mission de recherche Droit et Justice a voulu porter l’attention, en étudiant la manière dont les revendications de discrimination et d’égalité s’articulent et s’actualisent dans l’action judiciaire.
L’enquête a porté sur un échantillon de 2 204 arrêts d’appel, issus de la base Jurica (2007-2010). Le traitement systématique de ce corpus à l’aide d’une grille d’analyse de 67 variables a permis de montrer que l’ordre juridique empirique est sensiblement différent de l’ordre classificatoire proposé par la jurisprudence et la doctrine. Nous présenterons ici quelques-uns des résultats tirés de l’exploitation quantitative des arrêts, sous l’angle de leur fréquence, de leur contexte, et de leur dimension collective.
Des litiges en faible nombre sur un nombre réduit de motifs
D’un point de vue quantitatif, les constats sont ceux d’une faiblesse du contentieux de discriminations et de l’égalité sur quatre points : sur leur part dans l’ensemble du contentieux social, dans la diversité des motifs évoqués, sur leur importance dans les litiges, sur les résultats obtenus.
1. Si plus de 85 % des arrêts analysés relevaient du droit social, la proportion des affaires en appel relevant de la matière prud’homale qui comporte ce contentieux spécifique est très faible, autour de 2 % par an.
2. L’analyse montre une extrême concentration des affaires sur quelques fondements, contrastant avec la prolixité des textes. Parmi les 22 motifs prévus dans notre grille, trois suffisent à rendre compte de 65,9 % des litiges : égalité de rémunération (travail égal), activités syndicales ou mutualistes, égalité de traitement.
En regroupant ces motifs par proximité logique, on peut dégager quatre ensembles :
– Le premier comporte deux principes d’égalité « abstraite » : égalité de rémunération (travail égal), égalité de traitement autre que la rémunération. À eux seuls, ils représentent 41,9 % des motifs.
– Le deuxième regroupe des motifs liés à des discriminations « ciblées » sur des catégories de personnes. Cet ensemble composite représente 23,6 % des arrêts, regroupant l’état de santé (6,5 % de l’ensemble des arrêts), l’égalité de traitement femme-homme (6,2 %) et une liste de 14 motifs énumérés, comme la race, l’orientation sexuelle, etc. (10,9 %).
– Le troisième réunit deux motifs liés à l’activité dans l’entreprise (syndicat et grève) : il représente 26 % des motifs.
– Un dernier ensemble regroupe les revendications peu, ou mal caractérisées (8,39 % des motifs). Ces regroupements mettent en évidence la place réduite occupée par les discriminations liées à un certain « état » des personnes, notamment à leur sexe. Les salariés semblent se situer plus facilement dans une problématique d’égalité au regard de « ce qu’ils font », que dans une position victimaire en raison de « ce qu’ils sont ».
3. Seulement 30,8 % des litiges sont initiés à titre principal pour des motifs de discrimination ou d’égalité. L’extension des contentieux est également limitée, avec 69,2 % d’affaires individuelles, répartis en demandes accessoires (35,7 %) et demandes principales (31,6 %). Le seul secteur qui présente un caractère collectif est celui de l’égalité de traitement femmes-hommes.
4. Les salariés sont perdants sur les motifs spécifiques dans 64,4 % des litiges. Les gagnants sont majoritaires dans l’égalité homme-femme (64,6 %) ; les perdants sont moins nombreux que la moyenne dans les revendications en matière syndicale (55,4 %), mais ils atteignent des sommets pour l’égalité de traitement autre que les rémunérations (83,9 % de perdants). Par contraste, les demandes principales formées hors discrimination connaissent seulement 34,3 % d’échec. Il semble donc bien y avoir une difficulté plus grande pour les demandeurs à avoir gain de cause sur des demandes relatives à la discrimination ou à l’égalité, difficultés dont l’origine semble tenir à leur preuve et au « flou » des opérations de comparaison. Enfin, si l’on compare les résultats de ces demandes spécifiques au premier degré et en appel, on constate que la situation des salariés est améliorée par le recours : 75 % étaient perdants en première instance, pour 64,4 % en appel, l’écart étant plus grand encore en cas de départage (77 % de demandeurs déboutés en départage, pour 63 % en appel).
Des configurations litigieuses contrastées
Les situations litigieuses apparaissent contrastées selon les motifs, et s’opposent selon trois axes dans une analyse factorielle.
1. En comparant entre eux trois des motifs les plus fréquents, représentant 65 % des litiges (travail égal, discrimination syndicale, égalité de traitement), on dégage trois figures d’action.
– Les actions en discrimination syndicale sont plus souvent que les autres formées à titre principal par des ouvriers et employés du secteur industriel en emploi et ont les chances de réussite les plus élevées ;
– Les actions en matière d’égalité de traitement sont plus souvent que les autres formées dans un contexte de licenciement et ont les plus faibles chances de réussite ;
– Les actions en matière de d’égalité de rémunération sont plus souvent que les autres formées à titre accessoire, par des cadres et dans des secteurs d’activités tertiaires.
2. Une analyse factorielle, menée sur l’ensemble des variables, a permis de dégager trois axes :
– Le premier axe oppose la logique de revendication d’égalité genrée, essentiellement soutenue par des hommes, et la logique de la plainte contre des actes discriminatoires. D’un côté, l’action est exercée contre la règle, de l’autre, elle est exercée contre l’entreprise à qui sont imputés des actes discriminatoires.
– Le second axe oppose les revendications d’égalité collective, où des groupes se comparent à d’autres, et des réclamations individuelles, où un salarié se compare à un ou à plusieurs autres salariés..
– Le troisième axe oppose égalité et discrimination autour du lien avec l’entreprise. Lorsque l’égalité des droits est en jeu, le lien avec l’entreprise est ténu, même si cette dernière est partie au litige. Les discriminations syndicales, au contraire, prennent sens dans l’entreprise et en cours de contrat.
La difficile constitution de collectifs
Les litiges appartenant à ce champ sont le plus souvent individuels, phénomène relevé dans d’autres études empiriques sur les contentieux, notamment aux États-Unis1. Cependant, ce constat partagé sur le poids statistique des affaires individuelles ne doit pas occulter l’importance politique que revêtent les affaires à dimension collective. Les actions porteuses d’enjeux collectifs, même en faible nombre, peuvent avoir des effets visibles au plan général. L’étude nous a permis de dégager deux espèces de collectifs : des collections d’actions pour un même motif dans la même entreprise; des actions individuelles ou collectives tendant à écarter une norme.
– Les collections du type 1, les plus nombreuses, rassemblent des salariés porteurs d’un intérêt individuel commun au sein d’une même entreprise. Selon les choix procéduraux, ces litiges donnent lieu à des séries de décisions ou à des décisions uniques comportant un nombre élevé de parties.
– Les collections de type 2 (actions individuelles ou collectives tendant à écarter une norme), bien que peu nombreuses, ont une portée potentiellement très étendue. Une seule affaire suffit à écarter la règle et à produire un effet de levier pour toutes les personnes concernées, générant parfois des flots d’actions et déclenchant des réactions normatives en chaîne2.
Les propositions de réforme, récemment formulées sur l’action de groupe dans le domaine des discriminations et de l’égalité, visent les collectifs de type 1 qui se forment au sein de l’entreprise3. Mais la résistance est forte contre l’instauration de nouveaux moyens d’action contentieuse, comme le montre le retrait par le gouvernement d’un amendement ajouté en ce sens au projet de loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes4.
Cette mésaventure nous enseigne que les revendications d’égalité et de non-discrimination s’inscrivent dans une dynamique fondamentalement contentieuse qui travaille les catégories en-deçà et au-delà de la scène des tribunaux, appelant à des observations empiriques en d’autres lieux et sur d’autres porteurs d’actions.
EN SAVOIR PLUS SUR LA RECHERCHE CONCERNÉE :
Des revendications des salariés en matière de discrimination et d’égalité. Les enseignements d’un échantillon d’arrêts extrait de la base JURICA (2007-2010)
Frédéric GUIOMARD, Institut de Recherche Juridique sur l’Entreprise et les Relations Professionnelles (IRERP)
Evelyne SERVERIN, Centre de théorie et analyse du droit (CNRS – Université Paris Ouest Nanterre La Défense)
Recherche débutée en 2010 – Achevée en 2013