Le Prix Jean Carbonnier de la recherche sur le Droit et la Justice a été créé en 2005 par la Mission de recherche Droit et Justice pour récompenser des travaux d’excellence portant sur le droit et/ou la justice, quelle que soit la discipline des sciences humaines et sociales concernée. Rencontre avec Jean-Denis Combrexelle, Président de la section du contentieux du Conseil d’État et président du jury 2017-2019.
Laetitia L-H : Pouvez-vous nous rappeler quel est l’esprit du Prix Carbonnier ?
Jean-Denis Combrexelle : Dans l’esprit du doyen Carbonnier, le prix qui porte son nom vise à récompenser une thèse plurisciplinaire, ouverte sur l’extérieur et originale. Le droit est bien évidemment au centre de la démarche mais ce n’est qu’un point d’entrée qui permet d’aborder des problématiques juridiques en recourant à d’autres disciplines comme la philosophie, l’économie ou la sociologie. Ce n’est pas une thèse de droit qui est primée en tant que telle, ni une thèse qui se borne à faire état de la recherche académique sur un sujet donné. Elle doit être ouverte sur l’avenir. En cela mon propos ne fait que refléter la riche œuvre de Jean Carbonnier. Les exigences de l’enseignement du droit conduisent de plus en plus à des approches en « tuyaux d’orgue » et à des spécialités restreintes. Or le monde auquel s’applique le droit ne connait pas ces frontières doctrinales, le droit n’est qu’un foisonnement de sources et de disciplines dès que l’on aborde la vie économique, sociale ou politique. C’est en cela que l’œuvre de Jean Carbonnier est très moderne.
Laetitia L-H : En quoi la thèse de Pascale Cornut St-Pierre, primée en 2018, s’inscrit-elle dans les critères d’attribution du Prix ?
Jean-Denis Combrexelle : La thèse de Pascale Cornut St Pierre se situe dans cet esprit. Cette thèse est loin de se contenter d’une analyse juridique des instruments de la mondialisation que constituent les « swaps ». Elle démonte les mécanismes économiques, sociologiques voire psychologiques qui ont conduit des juristes de haut vol à construire des instruments d’une rare efficacité financière. Ces instruments se sont progressivement abstraits par leur complexité et leur spécificité des contraintes des droits nationaux. La démonstration est brillante, fort bien documentée tout en étant inquiétante dans la description des processus qui sont à l’œuvre. Alors que la thèse précédemment primée sur la catégorisation des corps empruntait beaucoup à l’histoire et à la philosophie, celle de l’année 2018 aborde avec courage, je serais presque tenté de dire avec culot, un monde où le juriste est souvent mal à l’aise, celui de l’économie et de la finance. La double culture canadienne et française de son auteur lui aura facilité une démarche qui est très originale.
Laetitia L-H : À titre personnel, que retenez-vous de plus marquant/intéressant dans ces travaux primés ?
Jean-Denis Combrexelle : Soulignons d’abord que la décision d’attribution du prix est une décision collective de l’ensemble du jury qui a travaillé d’arrache-pied dès le printemps 2018 en lisant et en confrontant attentivement de multiples thèses candidates. Je l’en remercie ainsi que les membres de la Mission de recherche Droit et Justice qui, de façon très professionnelle, ont organisé ce prix. A titre plus personnel, le monde des finances et des traders m’avait toujours paru comme un no man’s land pour le juriste que je suis. Je discernais mal dans la complexité et la sophistication inouïe des outils, dans lesquels l’intelligence artificielle prenait une place grandissante, où était le droit. Je croyais naïvement que le droit avait disparu de ce monde et que l’absence de contestation le rendait finalement peu nécessaire. La thèse primée replace le droit et les juristes au centre de ce monde fermé dans ses process mais oh combien ouvert dans ses effets sur l’extérieur. J’ai aussi découvert que n’était pas en cause l’habituelle lutte d’influence entre droit anglo-saxon et droit continental mais la construction d’un troisième droit. La thèse m’amène à un thème qui m’est cher qui est celui de la responsabilité historique et politique du juriste. Le droit n’est pas une pure et neutre technique. Les juristes peuvent en faire un instrument du pire ou du meilleur. A cet égard je trouve particulièrement pertinent que l’on prenne soin de dépasser les concepts juridiques abstraits pour voir enfin derrière les apparences, comme dans la caverne de Platon, les juristes avec leurs convictions, leurs préjugés et leur capacité, contestable, de construire, sans contrôle démocratique, des cathédrales.
En savoir plus sur le Prix Carbonnier