A l’occasion de la parution du dernier numéro de la revue de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice (AFHJ) « Juger sous Vichy, juger Vichy », la Mission de recherche Droit et Justice qui soutient la revue, est partie à la rencontre de Jean-Paul Jean. Vice-président de l’AFHJ, il a dirigé cet ouvrage qui comprend une réédition d’une sélection d’articles, issus de trois précédents volumes que l’association avait consacrés entre 2001 et 2012 aux « Années sombres », à la Résistance puis à l’Épuration. Mais enrichi de quelques contributions inédites et d’un cahier central d’illustrations et de fac-similés. Entretien.
Laetitia L-H : « Juger sous Vichy puis juger Vichy à la Libération : à quelles difficultés ont pu être confrontés les hommes de loi lors de ces périodes de l’histoire ? »
Jean-Paul Jean : Les juges et les avocats, principalement, ont eu à exercer leur métier dans une série de circonstances exceptionnelles qui se sont succédées sur une courte période historique : la montée du nazisme, la drôle de guerre, la débâcle de 1940, l’occupation allemande et le Régime de Vichy, puis la Libération, juste avant le début de la Guerre froide. Les mêmes juges, pour la plupart anciens combattants de la guerre de 1914-1918, vont se trouver sommés successivement d’appliquer le décret-loi Daladier de 1939 contre les communistes après le Pacte germano-soviétique, de mettre en œuvre les lois antisémites de Vichy dès octobre 1940, de prêter serment de fidélité au Maréchal Pétain en septembre 1941, de condamner les résistants alors appelés terroristes puis, à la Libération, de présider les juridictions de l’Epuration. Des avocats, dont certains ont soutenu l’exclusion du Barreau de leurs confrères juifs, défendront des résistants pendant l’Occupation et des collaborateurs à la Libération. Jamais dans une autre période de l’histoire des magistrats ne se sont trouvés confrontés à une telle série de choix et de dilemmes moraux.
Laetitia L-H : « Quels sont les principaux enseignements de ce livre ? »
Jean-Paul Jean : Toute vision de cette période doit s’appuyer sur une remise en perspective documentée. L’analyse de l’attitude générale des magistrats et des avocats pendant l’Occupation doit donc se doubler de celle des comportements individuels, en croisant les sources, en restituant le contexte pour éviter les facilités des visions uniquement morales et les idées toutes faites. Par exemple, je détaille précisément la question de la prestation du serment de fidélité au Maréchal Pétain qu’un seul magistrat, Paul Didier, a refusé, mais que les autres magistrats résistants ont tous accepté formellement pour ne pas être découverts et ainsi continuer leurs activités clandestines.
Laetitia L-H : « Quel est l’apport de cet ouvrage pour l’histoire de la justice ? »
Jean-Paul Jean : Cette période cruciale où tous les principes fondamentaux de protection des libertés ont été anéantis par le nazisme et Vichy montre combien seule la résistance collective peut être efficace. La magistrature et le Barreau ne possédaient à l’époque qu’une culture individualiste et corporatiste. Ainsi, fin 1940, il n’y a eu en France aucune protestation collective contre l’exclusion des magistrats et avocats juifs de leurs professions. En Belgique, au même moment, le Premier président de la Cour de cassation et le bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Bruxelles adressaient une protestation publique au général commandant en chef de l’administration allemande, contre des ordonnances concernant le statut des Juifs « qui ont profondément ému le monde judiciaire et sont l’application de mesures en opposition avec les principes de notre droit constitutionnel et de nos lois ».
Dans sa préface de l’ouvrage, Robert Badinter, qui avait quatorze ans à l’époque et vivait à Lyon, estime, plus de 70 ans après, que les nouvelles générations de magistrats, notamment celles issues de l’École nationale de la magistrature, nourris des principes fondamentaux et des progrès de l’État de droit, ne permettraient plus que la défense de l’ordre établi sacrifie l’essentiel des droits individuels, le juge étant devenu le rempart contre les atteintes aux libertés fondamentales.
Laetitia L-H : A quel public est destiné cet ouvrage ?
Jean-Paul Jean: Les parcours de magistrats et avocats sous Vichy comme à la Libération montrent la complexité des situations et leurs comportements qui doivent être toujours remis dans leur contexte. La finalité de cet ouvrage a donc été de rassembler des contributions documentées qui permettent cette remise en perspective. En outre l’historiographie et les travaux de recherche apportent toujours, avec l’ouverture des archives, des éléments nouveaux alors que les derniers témoins disparaissent. L’ouvrage, grâce à la diversité des éclairages qui le composent, est sans doute destiné à tout lecteur curieux de comprendre cette période. Mais il devrait intéresser au premier chef les jeunes juristes, les magistrats et avocats pour les aider à réfléchir, en conscience, sur leurs métiers et les conséquences de leurs attitudes et de leurs décisions, leurs choix éthiques et leurs responsabilités en situation de crise, mais aussi dans l’exercice de leurs métiers au quotidien, à chaque fois qu’une liberté est en jeu.
Jean-Paul JEAN est président de chambre honoraire à la Cour de cassation, Secrétaire général de l’Association des Cours suprêmes judiciaires francophones (AHJUCAF) www.ahjucaf.org
Il a dirigé la Mission de Recherche Droit et Justice de 1999 à 2003. Il est l’auteur de nombreuses publications, dont l’ouvrage collectif – Histoire de la justice en France du XVIIIème siècle à nos jours, J.-P. Royer, J-P Allinne, B. Durand, N. Derasse, J.-P. Jean 5ème édition, PUF, 2016
Il a dirigé l’ouvrage de l’AFHJ « Juger, sous Vichy, juger Vichy », publié en octobre 2018 à La Documentation française avec une préface de Robert Badinter (452 p., 19 euros).
Qu’est ce que l’AFHJ ? L’Association Française pour l’Histoire de la Justice (AFHJ) présidée par Denis Salas a pour objectif de promouvoir et développer l’histoire de la justice, notamment celle des institutions et celle des professions judiciaires, afin de mieux la faire connaître du grand public. Dans cette perspective, l’AFHJ publie une collection éponyme à La Documentation française, dont l’ambition, depuis 1988, est d’être un instrument de liaison et d’échanges entre ses membres, mais aussi un organe d’informations pour tous ceux qui portent intérêt à la justice et à son histoire. |