La recherche Punitivités comparées – Représentations pénales en France et en Allemagne débutée en 2015 et soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice vient d’être achevée. Interview de Fabien Jobard, chercheur au Centre Marc Bloch (Berlin), au Centre de recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP) et responsable de la recherche qui a été menée également en coopération avec Kirstin Drenkhahn professeure de droit pénal et de criminologie à l’Université Libre de Berlin et Tobias Singelnstein, professeur de criminologie à l’Université de la Ruhr à Bochum.
Laetitia L-H : Quels sont les principaux enseignements de votre recherche ?
Fabien Jobard : Premier enseignement : les populations que nous interrogeons en France, en Allemagne ont souvent un éventail de jugements larges. Autrement dit les opinions publiques font usage la plupart du temps de presque toutes les peines que nous leur proposons : bien sûr il y a des peines qui sont prononcées plus fréquemment que d’autres, mais le travail d’intérêt général, la thérapie, l’abandon de toute poursuite ou encore le sursis vont être utilisées. L’on voit donc que les gens, les profanes sont intéressés par la diversité pénale, par l’individualisation du jugement pénal. Dans certaines cultures juridiques, par exemple chez les magistrats allemands, l’on se concentre sur une peine ou sur deux peines.
Le deuxième enseignement est qu’au fond, quand on compare les quatre populations étudiées : les Français profanes, les Allemands profanes (l’opinion publique), les juges français et les juges allemands, l’on constate que de par la grande liberté qui leur est laissée dans la détermination des peines, les juges français sont en fait très proches des Français et des Allemands. Autrement dit, si on compare ces quatre populations, il y a une population qui se distingue des autres, c’est celle des juges allemands parce que le droit de la détermination des peines en Allemagne est très prescriptif. Les juges en quelque sorte pour reprendre un terme à la mode en ce moment « barémisent leurs décisions pénales » alors que les juges français considèrent la diversité des situations et des prévenus. Le droit des peines français permet beaucoup plus de combinaisons que le droit des peines allemand, il est possible de combiner du sursis avec de l’amende, en passant par un peu de TIG etc. et effectivement l’on se rend compte que quand on demande aux magistrats français de donner une peine, les peines prononcées sont très diverses.
Un autre enseignement de la recherche est l’importance de la récidive. Dès que les profanes et les juges – et là-dessus ils se distinguent assez peu – font face à un prévenu qui a déjà été condamné, alors la fréquence des peines lourdes (prison avec ou sans sursis, amendes) va être beaucoup plus élevée. La récidive, qui est un facteur déterminant dans le droit pénal allemand et le droit pénal français d’aggravation de la peine, s’impose également comme tel aux yeux des profanes. Autre enseignement : les cultures pénales des opinions publiques en Allemagne et en France sont assez proches. En gros, sur la plupart des petites situations qu’on leur présente, Français et Allemands optent dans leur majorité pour les mêmes types de peines. Il y a néanmoins des différences, par exemple en matière de violences conjugales les Français sont beaucoup plus sévères que les allemands, ce qui s’explique sans doute par le fait que ce mouvement de pénalisation, de criminalisation de la violence à l’égard des femmes est beaucoup plus récent en Allemagne qu’en France. On voit d’ailleurs, à l’aune de cet exemple, que les imaginaires juridiques populaires s’imprègnent fortement des dispositions légales. Une autre différence, par exemple dans le cas d’un vol à l’étalage d’un pull d’une valeur de 50 euros : deux fois plus de Français classent sans suite, abandonnent les poursuites, alors qu’en Allemagne – principe de légalité des poursuites – dès lors qu’un délit est commis, on entre bien plus volontiers en voie de condamnation. Donc il y a des différences certes, mais encore une fois, il y a une culture pénale qui semble partagée ; en tout cas lorsqu’elle est mesurée aux peines prononcées face à des cas délictuels relativement simples. C’est important car dans un cadre européen, alors que le droit pénal ne relève pas de la construction européenne et reste prérogative des États, et bien l’on se rend compte qu’en réalité les cultures pénales sont peut-être beaucoup plus proches que ce que l’on suppose.
Laetitia L-H: Les citoyens et les juges perçoivent-ils les peines de la même manière ou y a- t-il divergence d’appréciation ?
Fabien Jobard : J’y ai un peu répondu en disant que les juges français ont ceci de particulier qu’ils sont très libres dans la détermination de leurs peines et donc ils peuvent piocher dans le grand catalogue des peines qui leur est offert, alors que les juges allemands ne le font pas du tout : pour tel délit, telle peine est appliquée. Il y a des différences évidemment : par exemple dans un cas de conduite en état d’ivresse où l’individu en question a effectué une peine de prison il y a bien longtemps pour violence aggravée et en est sorti avant la fin de sa peine sans doute pour bonne conduite : les profanes en Allemagne et en France sont extrêmement sévères à son égard : en France 2/3 des individus prononcent une peine d’emprisonnement ferme, quand bien même l’on juge un simple cas d’alcool au volant. Évidemment les magistrats vont être plus sévères que lorsque le prévenu en question possède un casier vierge, mais ils n’ont pas cette sévérité-là. On voit que la prison, avoir fait de la prison pour violences graves, marque très profondément les consciences des gens, alors que les juges s’en tiennent beaucoup plus au droit et notamment ici à la définition légale de la récidive.
Laetitia L-H : Pouvez-vous nous donner des précisions sur les méthodes employées ?
Fabien Jobard : Nous avons procédé par sondages en ligne, passés auprès de deux échantillons respectifs de 3000 individus en France et en Allemagne et auprès des magistrats qui en Allemagne et en France ont bien voulu y répondre (un peu moins de 750 magistrats français, environ 800 magistrats allemands – des échantillons intéressants, puisqu’on a 10% de la population des magistrats en France). Sur la méthode, les magistrats répondaient à des cas qui présentaient des hommes de nationalité française (ou allemande), portant des noms typiquement français ou typiquement allemands. Chez les profanes on a distribué l’auteur du délit de manière aléatoire : dans un tiers des cas l’auteur était un homme de nationalité française portant un nom typiquement français ou typiquement catholique ; dans un autre tiers une femme au nom typiquement français et dans 1/3 des cas un homme français au patronyme typiquement maghrébin, arable ou bien turc dans le cas allemand pour voir si le sexe ou l’origine supposée avaient une influence sur la détermination des peines.
Laetitia L-H : Ces résultats ouvrent-ils la voie à de nouvelles recherches et les fichiers/données sont ils-elles disponibles pour d’autres chercheurs ?
Fabien Jobard : Ces résultats ouvrent la voie à d’autres recherches au sens où il faut compléter ces informations par un volet qualitatif, essayer de comprendre quel est le raisonnement des individus derrière la distribution des peines : l’on sait en gros en quelles proportions les peines sont respectivement distribuées, mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas quel raisonnement pénal se cache derrière les peines attribuées. C’est donc la recherche à laquelle nous nous livrons actuellement grâce à un financement conjoint de l’ANR et de la DFG allemande (1). Nous interrogeons les Allemands et les Français, nous distribuons les mêmes cas et nous les invitons à justifier leurs peines. C’est un énorme matériel qualitatif : nous avons 130 personnes interrogées sur une vingtaine de cas, auxquels l’on a ajouté quelques cas criminels. Les fichiers ne sont pas encore accessibles aux autres chercheurs puisque nous n’avons pas encore validé nos résultats dans les revues à comité de lecture mais, une fois ceci fait, nous mettrons les données à disposition, si possible par le dispositif Quetelet (2).
Laetitia L-H : Une culture européenne est-elle en train de s’esquisser ?
Fabien Jobard : On pense au projet de Mireille Delmas-Marty de « ius commune », au droit commun européen. Il y a quant aux peines quelque chose d’une culture commune de la peine chez les Allemands et les Français. Et en même temps, comme le souligne Delmas-Marty, ces conceptions communes ne sont pas unitaires : tous les Français et tous les Allemands ne pensent pas pareil, mais la distribution des peines chez les deux opinions publiques est assez semblable. Après, l’enquête qualitative nous permettra de dire si les raisons pour lesquelles l’on donne telle peine sont les mêmes en France et en Allemagne. L’enquête qualitative commence à nous dire qu’il y a des cas dans lesquels il y a des distributions comparables de peines et des raisonnements comparables derrière et parfois des distributions comparables de peines mais des raisonnements distincts. Et en même temps l’on voit bien la marque d’un certain nombre de traditions juridiques. J’ai déjà évoqué la violence conjugale mais on pourrait évoquer la conduite en état d’ivresse sans victimes où les Allemands sont beaucoup plus orientés vers l’amende alors que les Français sont plus nombreux à choisir la prison, l’on pourrait évoquer aussi le principe de légalité des poursuites qui est plus marquant en Allemagne qu’en France. C’est peut-être surprenant mais globalement il semble qu’il y ait une culture pénale partagée entre allemands et français.
(1) Voir le site de cette recherche : https://cpc-strafkulturen.eu/fr/project.html
(2) Quetelet PROGEDO Diffusion est le département de la diffusion des données françaises en sciences humaines et sociales à destination de la communauté de recherche, mis en œuvre par la très grande infrastructure de recherche (TGIR) PROGEDO. Ce dispositif permet de rechercher et d’accéder à des données issues de la statistique publique nationale (grandes enquêtes, recensements, bases de données) et de grandes enquêtes provenant de la recherche française.