Interview de Sophie Jehel responsable de la recherche soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice « Les adolescents face aux images violentes, sexuelles et haineuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations » consacrée au rôle des images dans la construction identitaire et les vulnérabilités de certains jeunes.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de la recherche que vous avez menée ?
Sophie Jehel : L’ampleur des images (fixes ou vidéos) que les adolescents considèrent comme violentes, sexuelles ou haineuses et qui défilent sur leurs fils d’actualité sur Facebook, sur leurs comptes Snapchat ou Instagram, ou sur leurs fils de recommandations sur YouTube, a été une grande surprise pour nous. Nous avions en tête les critiques adressées à Facebook comme une plateforme pudibonde qui avait censuré L’origine du monde de Courbet, en supprimant le compte d’un particulier. Or les adolescents que nous avons rencontré recevaient sur leurs fils d’actualité aussi bien des contenus sexuels non désirés, des blagues se moquant de personnes handicapées, que des bastonnades, des vidéos des attentats, voire à l’époque (2015-2016) des revendications de Daech.
Laetitia L-H : Quelles sont les attitudes développées par les adolescents face aux images violentes, sexuelles et haineuses ? Quelles sont les différences constatées entre les différents groupes de jeunes enquêtés ?
Sophie Jehel : Nous avons pu enquêter auprès d’adolescents de milieux sociaux très différents. Des jeunes de milieux favorisés, dont les parents sont cadres, qui ont choisi une filière élitiste, des jeunes des classes moyennes, des jeunes issus des classes populaires, mais aussi des adolescents suivis par la protection judiciaire de la jeunesse ou par les associations de l’aide sociale à l’enfance, dont les trajectoires familiales et les vies sont traversées par des violences subies voire agies. Cette diversité nous a aidés à comprendre l’importance que représentent (pour tous) les activités numériques dans leur sociabilité et leurs pratiques culturelles, et la difficulté de construire une présence numérique en tenant compte des divers enjeux sociaux qui s’y réalisent. Nous avons pu aussi apprécier les différences de leurs stratégies, selon leur milieu social d’appartenance et l’apport que les différents types de médiation parentale pouvaient constituer. La recherche nous a aussi permis de mettre en lumière la façon dont pour les jeunes vivant dans un univers de délinquance, les interactions entre les actions vécues, vues, partagées et les ressources imaginaires et informationnelles des plateformes pouvaient les encourager à décupler la dimension transgressive de leurs identités numériques.
Les adolescents ne réagissent pas tous de la même façon sur les plateformes, et ne reçoivent pas non plus les mêmes contenus sur leurs réseaux sociaux. Les plus vulnérables, notamment ceux suivis par la PJJ, sont aussi ceux qui sont les plus exposés aux vidéos violentes, par le fonctionnement même des algorithmes. Dans les milieux plus favorisés, les parents les ont davantage protégés dans l’enfance et leurs fils d’actualité sont moins remplis d’images-chocs.
Nous avons distingué 4 grandes stratégies de réception : l’adhésion aux messages, l’indifférence, l’évitement et l’autonomie que nous avons caractérisée comme la capacité à attribuer un sens et des auteurs aux images en tant que représentations. Ces stratégies existent dans les différents milieux sociaux auprès desquels nous avons enquêté. La capacité d’autonomie est cependant renforcée par certaines médiations éducatives (parents, enseignants, éducateurs) nourries par des échanges autour des enjeux des médias. Dans les classes populaires, l’évitement et l’adhésion étaient très répandus. La très grande facilité d’accès aux images pornographiques fait naître des discours d’évitement, surtout chez les filles, qui peuvent être soutenus par une critique de la soumission des femmes, mais aussi par des discours rigoristes interdisant l’accès de la sexualité aux jeunes femmes. Chez les garçons elle joue un rôle modélisant, avant qu’ils ne construisent leur propre expérience sensible, s’accompagnant d’adhésion bien plus que d’autonomie.
Laetitia L-H : Quels étaient les objectifs de la recherche que vous avez menée et quelle a été votre méthodologie de recherche ?
Sophie Jehel : Nous souhaitions comprendre comment les adolescents faisaient face à la circulation particulièrement dérégulée des contenus sur internet qui historiquement est sans comparaison. Nous souhaitions aussi savoir si l’écrit pouvait jouer un rôle dans la construction de postures émancipées sur les plateformes. Nous avons partiellement confirmé cette hypothèse, constatant que face à des images qui les choquent les adolescents qui construisent des discours personnels se réfèrent d’eux-mêmes à des commentaires qui suivent les vidéos, voire parfois vont chercher à lire des articles pour mieux comprendre la scène.
Notre enquête nous a permis de réaliser des entretiens avec 90 adolescents, 30 parents, 30 éducateurs et enseignants, dans une première phase, la seconde année nous avons rencontré encore 100 adolescents dans des ateliers leur demandant de réagir aux premiers résultats de l’enquête, et leur proposant quelques images à analyser collectivement [1]. Tous les entretiens avec les adolescents ont été conduits en présence d’un.e psychologue clinicien.ne, ce qui a permis un échange approfondi sur chacun. La démarche des entretiens était ancrée elle-même dans la sociologie de la réception.
Laetitia L-H : Quelles sont les pistes d’action qui peuvent être envisagées pour accompagner les jeunes face aux images violentes ?
Ce type d’images détient un fort potentiel émotionnel, les dispositifs des plateformes incitent les jeunes (comme les moins jeunes) à publier avant de réfléchir, afin de diffuser le plus possible de « post », et de livrer le plus de données personnelles. Les adolescents eux-mêmes savent que c’est problématique, puisqu’il conviendrait de prendre du temps avant d’agir pour éviter les problèmes qu’ils appréhendent fortement entre 15 et 18 ans. Les aider à construire une réflexion collective sur la nature des images, leur sens, l’ambivalence de l’information, les règles de l’information fait partie des issues éducatives. Dans l’ouvrage collectif qui va paraitre aux éditions inPress en octobre prochain, Les adolescents face aux images trash, plusieurs chercheurs en éducation ou en psychologie proposent des pistes de travail sur des extraits de films, sur des images ou avec des médiations par le théâtre.
[1] Des images tirées de contextes divers (jeu vidéo, cinéma, télévision, réseau social) cherchaient à entendre leurs interprétations de ces représentations d’actes violents, de moments d’humiliation ou de sexisme. Il s’agissait d’images très accessibles et largement diffusées. Les adolescents étaient incités à s’exprimer à tour de rôle, puis à l’écrit.