Les châtiments corporels à visée éducative ont été définitivement interdits par la loi dite « anti-fessée » promulguée au Journal Officiel le 11 juillet dernier, la France se mettant en adéquation avec la Convention internationale des droits de l’enfant qu’elle avait ratifiée en 1990 et devenant ainsi le 56e État à bannir les violences éducatives ordinaires. Entretien avec Nicolas Rafin, Maître de conférences en sociologie à l’Université de Nantes et Marion David, Post-Doctorante au Centre Nantais de Sociologie qui ont co-dirigé la recherche récemment publiée « Sanctionner les « châtiments corporels » à visée éducative? Aspects sociaux et juridiques d’un intolérable en devenir », soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Qu’est-ce que cette nouvelle loi va changer concrètement, notamment sur les pratiques éducatives des familles ?
Marion David : L’adoption de cette loi participe d’un mouvement historique d’intervention de plus en plus sensible des pouvoirs publics dans la sphère domestique. Bien qu’elle n’instaure qu’une prohibition civile (par l’insertion d’un alinéa dans le Code civil disposant que l’autorité parentale « s’exerce sans violences physiques ou psychologiques »), cette modification législative aura certainement un impact indirect sur le traitement judiciaire des châtiments corporels éducatifs, en effaçant progressivement la tolérance dont ils bénéficient parfois. Nous pouvons donc supposer qu’à l’avenir davantage de parents seront mis en cause pour de tels comportements, et que la connaissance de cet interdit légal, mais également des sanctions auxquelles sa transgression expose, les dissuadera de recourir à ces gestes, en particulier au sein de l’espace public.
Cependant, les conséquences les plus prégnantes de la loi seront certainement plus souterraines, ainsi que l’espèrent ses promoteurs et défenseurs. En effet, tant l’effervescence médiatique liée au récent processus législatif (et aux dépôts infructueux de précédents projets de loi), que les actions de sensibilisation engagées dans le contexte de la mise à l’agenda politique de cette thématique (par exemple, les préconisations figurant dans le « Livret des parents » envoyé par la CNAF aux futurs pères et mères), constituent un puissant vecteur de transformation des comportements. Lors de notre enquête, Il est ainsi apparu que les parents susceptibles de recourir de manière régulière aux sanctions physiques mettent en œuvre une forme de « travail sur soi » en réaction aux discours proscrivant cette méthode éducative : la « tape » sur la main remplace la « fessée », le « serrement du bras » est introduit pour ne pas donner une « gifle », etc. En d’autres termes, l’adoption de cette loi va probablement accélérer ce mouvement de recomposition des interdits lié à la diffusion de nouvelles normes éducatives – déjà observable au sein des familles – impliquant une transformation de la subjectivité parentale, c’est-à-dire de la manière dont les parents éprouvent, dans l’intimité de leur conscience et de leurs affects, l’imposition d’un châtiment corporel à leur enfant.
Laetitia L-H : Comment expliquer que la fessée – qui fut longtemps considérée comme un geste banal – soit devenue aujourd’hui un « intolérable » autour du corps de l’enfant ?
Nicolas Rafin : Ce nouvel intolérable relatif au corps de l’enfant s’inscrit dans la continuité des mobilisations contre les abus sexuels et la maltraitance. Il est la résultante d’un processus, mis en exergue par de nombreux sociologues et historiens, d’une part, de dévalorisation de la violence physique, et, d’autre part, de modification des sensibilités autour de la condition enfantine. Ainsi, outre le mouvement de pacification des mœurs observable sur le long terme dans nos sociétés occidentales, l’utilisation de châtiments corporels tels que la fessée ou la claque a progressivement perdu son caractère d’évidence devant la remise en cause des postures éducatives fondées sur la contrainte et l’obéissance, conjugué à un accroissement considérable de la valeur accordée à l’enfant et la généralisation d’une culture psychologique stigmatisant les carences parentales.
Au-delà de ces mutations socio-anthropologiques majeures, ayant pour corolaire une importance accrue accordée à l’épanouissement de la personnalité de l’enfant, la satisfaction de ses besoins et la défense de ses droits, il importe cependant de ne pas minorer le rôle de certaines organisations militantes susceptibles d’infléchir ou de précipiter la reconnaissance de cet intolérable. En effet, si la disqualification des sanctions physiques « ordinaires » est observable dans de nombreux États, en particulier européens (la majorité des États membres ont d’ailleurs légiféré contre ces pratiques au cours des dernières décennies, depuis l’initiative de la Suède en 1979), ce processus est également conditionné par la nature spécifique des actions de lobbying menées à l’échelle nationale.
Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de votre recherche ?
Marion David : Le travail de dévoilement de la prise en charge des châtiments corporels à visée éducative par les sphères politique et juridique nous a permis de vérifier l’hypothèse initiale sur laquelle s’est bâtie notre recherche, à savoir l’intolérable en devenir du recours aux « violences éducatives ordinaires ». Pour cela, nous avons tenté de préciser, au plus près des pratiques et des schèmes de pensée des acteurs, la complexité des rapports que juristes, travailleurs sociaux, médecins, politiques, ainsi que les parents eux-mêmes, entretiennent avec la condamnation de ces comportements.
Concernant tout d’abord la mise en lumière de ces gestes pourtant inscrits dans la sphère domestique, nous avons montré qu’elle procède d’une conjonction entre une action de protection de l’enfance renforcée ces dernières années à l’échelle départementale et un contexte de survenue induisant une exposition particulière. Il est ainsi apparu qu’outre les parents issus des fractions précarisées des classes populaires (se trouvant déjà sous la surveillance des institutions publiques) ou encore socialisés dans d’autres contextes socio-culturels, les situations de désunion ou de recomposition familiales constituent un des principaux ressorts de la prise en charge des sanctions physiques à visée éducative par les services de la protection de l’enfance ou l’institution judiciaire. En effet, dans le cadre d’une séparation conflictuelle, le fait d’utiliser l’argument (avéré ou non) de l’usage de châtiments corporels vise souvent à disqualifier l’un des deux parents devant les institutions concernées, comme l’illustre notamment la place de plus en plus importante, ces dernières années, de cette thématique au sein de la justice familiale.
S’agissant, par ailleurs, du traitement administratif et judiciaire des sanctions physiques à visée éducative, nous avons constaté une forte individualisation des réponses apportées une fois les faits rendus publics, d’une institution à l’autre, d’un professionnel à l’autre. En effet, en l’absence de trace corporelle, ces situations posent la question de la limite à partir de laquelle le geste rejoint un niveau de gravité susceptible de porter atteinte à l’intégrité de l’enfant ; or chacun dispose d’une hiérarchie personnelle à ce propos, en fonction de sa trajectoire, de ses expériences ou l’acquisition de savoirs extra-professionnels. Nous avons cependant montré que les acteurs de la protection de l’enfance et les magistrats du parquet s’appuient sur des critères de jugement partagés pour prendre leur décision, à partir d’une dichotomie implicite opposant le comportement regretté et isolé à celui qui est justifié et potentiellement récurrent. Ainsi, les appréciations relatives à la réaction du parent devant les faits lui étant imputés sont déterminantes ; elles interfèrent avec le jugement porté sur la gravité du geste pour marquer le seuil de l’inacceptable et tracer le devenir administratif ou judiciaire d’une affaire. Celui qui non seulement « reconnaît » son geste, mais en outre « reconnaît » ses torts, en explicitant les circonstances l’ayant conduit à s’emporter, bénéficie souvent d’une forme de compréhension, tandis que les tentatives d’attribuer une visée éducative à ce comportement sont généralement jugées illégitimes et font peser sur son auteur la présomption d’une réitération à venir.
Enfin, retraçant les enjeux et le contexte législatif caractérisant la dizaine d’années séparant la première proposition de loi visant à proscrire les « violences éducatives ordinaires » en 2009 et l’adoption définitive d’une loi sur le sujet en juillet dernier, nous nous sommes intéressés aux discours d’expertise mobilisés au cours de ce processus, et aux formes de reprises dont ils font l’objet de la part des professionnels de la protection de l’enfance et des magistrats. Nous avons pu relever la croissance exponentielle depuis une décennie de productions militantes faisant explicitement référence à un mode d’appréhension médical des châtiments exercés sur les enfants et avons montré l’efficacité particulière dont dispose ce registre d’expertise dans la remise en question contemporaine de leur banalité. En effet, mobilisant une argumentation scientifique ou une forme d’objectivation chiffrée visant à affirmer l’unicité des violences aux enfants (selon l’idée qu’il n’existe aucune différence de nature véritable entre la simple « tape » et un coup ayant provoqué des lésions), cette approche comporte un caractère plus impératif que la plasticité du seul discours « psy » aux références multiples et parfois contradictoires. Ainsi, lorsqu’il intervient dans le cadre d’actions de lobbying ou de sensibilisation, la légitimité dont dispose ce prisme médical constitue un puissant vecteur de normalisation, qui tend à effacer la posture morale implicite à ce positionnement (par définition subjective et située), pour défendre la portée universelle de cette cause.
Laetitia L-H : Comment ce nouvel « intolérable » impacte-t-il et va-t-il impacter les décisions judiciaires et l’examen des critères de jugement discutés ?
Nicolas Rafin : Les acteurs du monde judiciaire disposent de longue date des instruments juridiques leur permettant de sanctionner la moindre claque ou fessée administrée à un enfant (puisque ces comportements sont prohibés par le Code pénal, à l’instar de tout acte de violence volontaire). Cependant, jusqu’à présent, nous pouvions constater le faible nombre d’affaires portées à leur connaissance pour ce seul motif, mais également la propension fréquente des magistrats du parquet à prononcer un classement « sec » ou un classement avec rappel à la loi.
C’est certainement à ce double niveau (administratif et judiciaire) que les principales évolutions dans le traitement des châtiments corporels éducatifs pourront être prochainement observées. D’une part, en amont de l’institution judiciaire, la prohibition civile instaurée par la nouvelle loi aura peut-être pour effet d’inciter les professionnels de la protection de l’enfance à transmettre davantage de signalements au parquet (lesquels exerçaient jusqu’à présent un filtre important), entraînant ainsi une augmentation du contentieux concerné. D’autre part, alors qu’une transformation générale et silencieuse des pratiques parquetières est déjà engagée en relation avec l’ajustement de l’institution judiciaire au mouvement de pacification des mœurs éducatives et l’accroissement des préoccupations en matière de protection de l’enfance, nous pouvons supposer que les stages de parentalité (réponse pénale élaborée sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière) se généraliseront à l’ensemble des juridictions et pourront être davantage utilisés. Quant au « droit de correction », tolérance prétorienne relevant de la coutume dont l’existence est vivement dénoncée par les organisations militantes, notre examen de la jurisprudence nous a déjà permis de constater l’effacement prononcé de cette prérogative parentale, annonciateur de sa disparition prochaine au sein des tribunaux.
Enfin, bien que notre recherche se soit principalement concentrée sur la chaine pénale, nous pouvons envisager d’autres répercussions afférentes à la reconnaissance de cet intolérable au sein du champ judiciaire, en particulier ayant trait aux critères de jugement utilisés lors du traitement des séparations par la justice familiale ou à l’évaluation des « compétences » parentales dans le cadre de mesures d’assistance éducative ordonnées par le juge des enfants.