Une équipe de recherche composée de deux juristes, d’une anthropologue et d’un politiste a suivi les premiers procès djihadistes à la cour d’assises de 2017 à 2019, afin de mieux comprendre l’acte de juger face au terrorisme et d’appréhender ce que l’audience révèle de l’engagement djihadiste. Le 11 mars 2020, en dialogue avec les acteurs judiciaires, l’équipe de chercheurs a présenté les résultats de cette recherche, qui a donné lieu à un rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice. La restitution de cette recherche, soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice était organisée par Sharon Weill et le Centre de recherches internationales (SciencesPo). Interview de Sharon Weill, juriste, Université américaine de Paris, chercheuse associée au CERI et de Christiane Besnier, ethnologue, Université Paris Descartes (CANTHEL).
Laetitia L-H : Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche, quels étaient les objectifs ?
Sharon Weill : La France est le pays d’Europe qui a été le plus touché par le phénomène des filières syro-irakiennes et celui où les attentats de Daech ont été les plus meurtriers. En 2017, date à laquelle débute la recherche, le nombre des enquêtes ou informations ouvertes contre des personnes impliquées dans l’organisation de l’État islamique, les « velléitaires » – prévenus ayant tenté sans succès de rejoindre la Syrie – ou les « revenants » du terrain guerrier irako-syrien, ne cesse d’augmenter. Ces affaires représentent un flux inédit dans l’histoire de la justice pénale française. Le procureur de la République de Paris, François Molins, annonce en 2016 que les individus partis « sur zone » (en Irak ou en Syrie) depuis janvier 2015 et ayant rejoint des groupes armés sont considérés comme participant à une « association de malfaiteurs criminelle en vue d’une entreprise terroriste » (AMT) et seront renvoyés devant la cour d’assises spécialement composée. Nous avons voulu suivre ces premiers procès « djihadistes » qu’elle a jugés.
Nos axes de recherche étaient les suivants : 1) le cadre juridique, la législation antiterroriste, la politique pénale et son application par les magistrats ; 2) le rôle des acteurs à l’audience ; 3) le sens de la peine. Nous avons élargi le spectre de la recherche initiale aux audiences correctionnelles en matière de terrorisme et à l’audience criminelle belge qui s’est tenue de janvier à mars 2019 (procès de l’attentat du Musée juif de Bruxelles).
Laetitia L-H : Quelle a été la méthodologie utilisée ?
Christiane Besnier : La spécificité de notre approche tient à sa pluridisciplinarité à dominante ethnographique. Notre équipe rassemble une juriste, une ethnologue, un politologue et un magistrat. Les membres de l’équipe ont suivi toutes les audiences de la cour d’assises spécialement composée, ayant jugé des affaires de terrorisme islamiste de 2017 à 2019, soit 8 affaires dont 5 jugées en première instance et en appel (au total 138 jours d’audience). Cette immersion s’est poursuivie avec la participation à des moments de vie qui débordent largement l’audience, des échanges avec les avocats, les magistrats, les journalistes mais aussi avec les parties civiles et les familles des accusés. Parallèlement aux observations, nous avons réalisé des entretiens avec les acteurs judiciaires. Ces entretiens permettent de mieux comprendre la façon dont chacun vit l’audience, à partir de la place qu’il occupe et forge sa conviction. Les chercheurs provenant de disciplines diverses ont eu des approches complémentaires et des grilles de lecture croisées, ce qui a enrichi considérablement les échanges et l’analyse des données.
Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de votre recherche ?
Sharon Weill : L’observation des procès offre une rare opportunité de saisir le processus de radicalisation tel que décrit par les acteurs eux-mêmes. C’est dans la tension, entre les catégories juridiques répressives et l’expérience subjective des individus, que les juges de la cour d’assises définissent progressivement leur rôle, en formant une nouvelle étape de la justice anti-terroriste française, celle d’une pratique judiciaire aux frontières d’une justice ordinaire et d’une justice d’exception.
Notre recherche montre que le cadre juridique connaît un changement de paradigme : la dangerosité l’emporte sur la culpabilité ; le risque sur l’acte commis ; la prévention sur la répression. La procédure devient de plus en plus sécuritaire (longues périodes de détentions provisoires souvent à l’isolement, protection des magistrats, anonymisation des enquêteurs). Or, il est excessif de dire qu’il s’agit d’une justice d’exception. Les premières audiences des « revenants » devant la cour d’assises composée de magistrats non spécialisés sont apparues à l’image de procès de droit commun, où la temporalité des débats a permis l’examen approfondi du parcours des accusés. Néanmoins, avec l’arrivée massive des dossiers criminels à juger dès l’automne 2019 nous tendons à une spécialisation des magistrats.
L’objectif de la politique pénale visait à criminaliser l’association de malfaiteurs criminelle en vue d’une entreprise terroriste (AMT) pour prononcer de plus lourdes peines. Mais, le plus souvent, la cour d’assises n’a pas suivi les réquisitions de l’avocat général, et en appel les peines ont été souvent moins sévères. Parmi les 50 accusés des audiences que nous avons suivies la moitié d’entre eux ont eu des peines inférieures, égales ou à peine supérieures à 10 ans malgré les réquisitions du Ministère public qui réclamaient systématiquement des peines proches du maximum.
Les controverses juridiques
Il existe une tension entre un contexte de lutte contre le terrorisme (en général) et le jugement des terroristes (en particulier) : le parquet est sur le front de la lutte et le juge, avec l’aide de l’avocat, s’efforce d’individualiser l’acte de juger. Un des apports de notre étude est de rendre visible les controverses sur les qualifications au sein de l’appareil judiciaire (parquet, juges d’instruction, défense, cour d’appel, Cour de cassation) connues parfois des seuls acteurs. Ces controverses témoignent de la présence de désaccords au stade de l’instruction où se décide le caractère délictuel ou criminel des faits.
Laetitia L-H : Quelles sont vos préconisations ?
Christiane Besnier : Filmer les audiences : Nous regrettons que certaines audiences n’aient pas été filmées dans la perspective de constituer des archives judiciaires. Il serait souhaitable que les procès à venir comme celui des attentats de Charlie Hebdo, et ceux du 13 novembre 2015, soient filmés pour documenter la mémoire judiciaire.
Envisager un nouveau modèle d’expertise psychiatrique : Les expertises de personnalité et psychiatriques dans le cadre des dossiers d’actes de terrorisme ne nous ont pas paru satisfaisantes.
Convoquer des experts de contexte à l’audience : Il serait utile d’entendre des spécialistes de l’Islam, des universitaires, mais aussi des personnes qui travaillent au contact direct des détenus dans le milieu pénitentiaire : imams, sociologues.