Penser l’office du juge est le titre des conférences proposées par la Cour de cassation, la société de législation comparée et l’Université de Toulouse 1 Capitole avec le soutien de la Mission de recherche Droit et Justice qui se déroulent entre le 12 octobre 2020 et le 5 juillet 2021. L’objectif de ce cycle de conférences est de penser l’office du juge au regard des évolutions contemporaines et dans un contexte européen. C’est pourquoi il a été retenu l’intervention de magistrats ou de juristes européens sur chaque thème et parfois au-delà de l’Europe pour poursuivre la réflexion que permet la comparaison des cultures judiciaires.
En Europe, l’office du juge a connu des bouleversements importants depuis l’après-guerre. La création de deux Cours européennes de justice pour trancher les litiges relatifs à l’application des conventions européennes a reconnu aux juges de chaque pays membre une capacité d’interprétation de la loi nationale au regard de leur conformité aux conventions. Cette reconnaissance n’est pas sans connaître des tensions entre ces Cours de justice et les gouvernements des pays membres mais ces tensions mêmes témoignent de l’autorité ainsi reconnue aux juges de ces Cours.
Pour certains pays, cette reconnaissance explicite ne correspondait pas à leur culture judiciaire. La France, en particulier, depuis la Révolution, à la différence de l’Angleterre ou de l’Allemagne, conservait une représentation de la justice très mécaniciste, celle d’un juge « bouche de la loi ». Les philosophes des Lumières ont pensé une loi abstraite et universelle qui favoriserait le bonheur humain grâce au progrès des sciences sociales (1). Son application devait être automatique pour garantir à tous l’égalité et la liberté. C’était méconnaître que le droit s’élabore aussi à partir de situations singulières, d’accidents, d’événements, de conflits et de désordres que les juges sont conduits à connaître.
La culture politique française garde aujourd’hui encore une trace de ces débats et de ces oppositions. Ce n’est qu’en 2008, soit très récemment, que le législateur français a donné au justiciable la possibilité de poser une question prioritaire de constitutionnalité à partir d’une instance judiciaire, d’une affaire particulière. Chaque juge du fond est désormais conduit à examiner la compatibilité de la loi nationale avec les conventions européennes ou avec la Constitution, acquiert une nouvelle culture constitutionnelle. La jurisprudence s’établit en référence aux grands principes de ces conventions qui sont précisément définis par les Cours à l’occasion des différents contentieux et dépassent le cadre normatif traditionnel.
Ces évolutions récentes en France rapprochent notre représentation du juge de celle des pays européens les plus proches qui connaissaient une très ancienne culture jurisprudentielle et constitutionnelle ou qui l’ont construite dès l’après-guerre ou la chute de régimes dictatoriaux. Les tensions existantes dans d’autre pays européens sur l’office du juge montrent l’importance qui s’attache, dans le contexte de la construction de l’espace judiciaire européen et du dialogue des juges, à confronter nos réflexions sur notre représentation de la justice. C’est pourquoi nous avons souhaité poursuivre ce travail de comparaison entre pays européens.
Le choix a été fait d’aborder l’office du juge dans sa fonction d’interprète de la loi et aussi, dans celle de faire le procès. Le juge dit le droit mais son rôle ne se limite pas à cette fonction interprétative, il conduit aussi le processus particulier qui va aboutir à une décision.
Une première série de questions concerne l’office de dire le droit. La valeur créatrice de droit de l’acte interprétatif réalisé par le juge est aujourd’hui accentuée, ce qui suscite de nouvelles discussions. Quelle est la légitimité de cet acte, quels sont les éléments de contrôle de cette créativité, quelle réflexion porter sur l’impartialité des juges, comment maintenir la confiance entre le juge et le justiciable ? Quel rôle le juge doit-il/peut-il jouer en réponse aux défis internationaux que sont particulièrement la protection de l’environnement mais également dans la construction d’une société où le traitement des données va devenir essentiel ?
Une deuxième série d’interrogations est suscitée par l’office de faire le procès. Un jugement ne saurait exister sans son procès de fabrication (2), il faut la manifestation publique d’un cursus qui réalise le rituel judiciaire, c’est la procédure qui prépare le jugement, qui est le laboratoire de la décision, qui permet et autorise le jugement. La procédure est la transformation d’un conflit ouvert en un conflit résolu, c’est la possibilité d’un mouvement vers une conciliation des parties. Paul Ricoeur (3) rappelle que derrière tout litige, il y a un conflit et à l’arrière-plan du conflit une possible violence. La finalité longue de l’acte de juger reste la paix sociale.
Les procédures de conciliation en vue du règlement des conflits ont été récemment replacées au centre des procédures, invitant le juge à articuler leur office à ces nouvelles voies. Mais sera-t-il possible de prendre aujourd’hui le temps d’une procédure qui laisse place à l’écoute des parties, à la recherche d’une décision apaisante quand le souci de traiter au plus vite le plus grand nombre d’affaires parait s’imposer ? Les preuves scientifiques ou les prévisions des décisions probables grâce au traitement algorithmique des données vont-elles déposséder le juge de son office ? Ces interrogations pourront être le fil conducteur des échanges, l’occasion de mieux connaître les cultures judiciaires de chaque pays, d’échanger et de débattre, de participer ainsi à la construction d’un espace de justice européen.
Ces conférences s’adressent aux juges, avocats et juristes. Les associations de juristes franco-britanniques et franco-allemands sont aussi associées à ces travaux. Elles feront l’objet d’une publication de courts résumés dans la revue Dalloz, au fur et à mesure du cycle puis d’une publication plus complète des conférences. Elles seront également accessibles sur le site de la Cour de cassation. Elles devraient contribuer à une meilleure connaissance des questions posées dans chaque pays et en conséquence à une réflexion sur notre propre culture judiciaire.
Sylvie Perdriolle, magistrate honoraire, ancienne présidente de chambre à la cour d’appel de Paris.
Sylvaine Poillot Peruzzetto, conseillère en service extraordinaire, professeur agrégée des universités.
Lukas Rass-Masson, professeur agrégé des universités, professeur à l’Université de Toulouse 1 Capitole.
Pour aller plus loin :
Penser l’office du juge
Grand’chambre de la Cour de cassation
Les lundis :
16 novembre 2020 L’office du juge, dire le droit pour résoudre un conflit
14 décembre 2020 L’office du juge, les enjeux économiques et l’impartialité
1er février 2021 L’office du juge et les enjeux climatiques
15 mars 2021 L’office du juge des libertés
12 avril 2021 L’office du juge et le droit européen
17 mai 2021 L’office du juge et la règle de conflit de lois
14 juin 2021 L’office du juge et le contrat
5 juillet 2021 L’office du juge et les cours suprêmes
Ce colloque est enregistré et diffusé en direct sur :
Renseignements et inscriptions sur : https://www.courdecassation.fr/
Notes de bas de page :
(1) Denis Baranger, Penser la loi, Essai sur le législateur des temps modernes, éd.Gallimard, 2018.
(2) Boris Bernabé, L’office du juge et la liturgie du juste, Cahiers philosophiques, Le travail du juge, n 147/4ème trimestre, 2016.
(3) Paul Ricoeur, Le Juste, éd.Esprit, 1995.