Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Vous avez mené la recherche soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice « Éprouver le sens de la peine : les probationnaires face à l’éclectisme pénal » : Comment avez-vous mené cette étude, quelle approche avez-vous utilisée ?
Jérôme Ferrand : L’axe central de cette recherche consiste à saisir les coordonnées d’une expérience vécue de la pénalité afin de dégager un modèle d’expérience de la probation permettant de mettre en perspective critique la question du « sens de la peine » tel qu’il est éprouvé par les probationnaires. Quels sens donnent-ils aux mesures de probation ? Quels sont leurs points de vue ? Quelles sont les épreuves auxquelles ils se confrontent ? Quelles sont les formes d’existence que leur condition de probationnaire implique ? Pour tenter de répondre à ces questions, il s’agit de porter la plus grande attention à leurs paroles, de rendre compte le plus précisément possible de leurs « discours d’expérience » en tant que discours sur et à partir d’une expérience à chaque fois singulière de la pénalité.
Nous nous sommes pour cela appuyés sur 46 entretiens individuels, réalisés entre janvier 2018 et mai 2019 dans huit Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation de trois Directions Interrégionales. Après avoir sollicité et obtenu les autorisations nécessaires, ces entretiens ont été organisés avec les services grâce, en particulier, à une présentation préalable de la recherche auprès des équipes de direction et des équipes de CPIP. Les CPIP volontaires ont ensuite proposé aux personnes qu’elles suivaient de participer à notre enquête. Les entretiens avec les personnes volontaires se sont déroulés dans les services pour un rendez-vous dédié, en tête à tête. Nous avons rencontré six femmes et quarante hommes, dont les caractéristiques sont très variées en termes d’âge, d’insertion, de parcours pénal et de type de mesure. Il ne nous importait pas de constituer un échantillon supposé « réprésentatif » d’une population pénale, mais de parvenir à une vraie diversité des situations au sein d’un corpus nécessairement limité.
Tirant profit d’une inspiration phénoménologique, notre posture de recherche veille par ailleurs à se déprendre des déterminations pré-construites attachées à la figure du « délinquant », de même qu’elle se refuse à interpréter le discours comme s’il recelait quelque signification voilée que la recherche prétendrait révéler. Nous soutenons au contraire un double enjeu : dans le contexte de l’entretien, celui de favoriser un dialogue entre alter ego qui ne mésestime pas pour autant l’asymétrie de position de ses protagonistes ; dans le cadre de l’analyse, celui d’être à l’écoute de la logique des énoncés produits pour en tracer, à la surface de leur énonciation, les directions de sens. Nous avons analysé l’ensemble des entretiens à la recherche des régularités et des irrégularités repérables dans le discours manifeste des personnes. Cette analyse repose sur la consistance (la répétition et la solidité discursive) des descriptions, des impressions et des jugements sur la situation de condamné à une peine de probation ; de telle manière que nous puissions ensuite proposer des catégories générales à partir de témoignages individuels. C’est à ce titre que l’on peut s’autoriser alors à esquisser un « modèle d’expérience » de la probation, sans chercher toutefois à étendre sa validité au-delà de notre corpus de référence.
Laetitia L-H : Quelle expérience les probationnaires font ils/elles de la probation et quel sens lui donnent ils/elle ? Face à la probation quels sont les réactions et les discours adoptés par les probationnaires ?
Fabien Gouriou : L’expérience dont les probationnaires interrogés témoignent est caractérisée par de multiples ruptures. Ruptures spatiales tout d’abord, d’une manière évidente avec la garde à vue ou l’enfermement avant l’aménagement de peine, et d’une manière plus subtile à travers les multiples interdictions ou obligations de présence en certains lieux (ne pas se rendre à tel endroit, quitter son domicile ou au contraire être enfermé chez soi, devoir pointer au commissariat, voir régulièrement son conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), etc.). Ruptures temporelles ensuite dans la mesure où le parcours pénal alterne des moments d’attente inquiète liée à des procédures longues au terme incertain, avec la brutalité de décisions qui tombent comme des couperets et changent profondément la vie. À ces ruptures « matérielles » s’ajoutent des ruptures relationnelles. Tout d’abord, l’ensemble du procès pénal produit de multiples incompréhensions – incompréhension du fonctionnement de la justice, du langage utilisé, de la logique des décisions prises – mais aussi sentiment de ne pas pouvoir être compris par des acteurs à la fois perçus comme indifférents et hostiles (à l’exception des CPIP, il faut le noter). Enfin, les mesures de probation dont la prétention est de favoriser la réinsertion semblent au contraire favoriser l’isolement social, à travers les difficultés à se déplacer (par exemple avec la perte du permis), à trouver un emploi, à conserver ou nouer des relations affectives…
Il est donc difficile pour les probationnaires de donner consistance à cette expérience éclatée. La peine de probation apparaît comme privée de substance et n’est souvent définie que négativement vis-à-vis de la prison. Dit brutalement, la probation est avant toute autre chose ce qui permet de ne pas aller ou retourner en prison. Ce qui implique que tous les efforts, en particulier des services de probation et de leurs partenaires, pour faire de cette peine un moment de transformation positive soient largement neutralisés.
Dans le même temps, et paradoxalement, cette dimension purement alternative de la probation est fortement nuancée par les condamnés. Comparée à la prison, la probation apparaît systématiquement comme préférable et ne trouve sa valeur que dans cette comparaison. Mais lorsque les probationnaires se concentrent sur les difficultés de leur expérience, comparée non pas à la prison mais à des mesures qui seraient moins contraignantes ou plus cohérentes, l’évaluation se complique. Les mesures de probation apparaissent alors comme particulièrement angoissantes et envahissantes. Angoissantes parce qu’elles durent longtemps sans que l’on sache toujours quand elles vont se terminer et que, pendant ce temps, il faut se justifier sur tout ce que l’on fait. Chaque moment peut alors être vécu comme un risque d’écart pouvant conduire en prison. Envahissantes parce que, dès lors, toute la vie devient comme « colonisée » ou référée au processus pénal et à la prison. Le domicile est un lieu de détention, la famille participe au respect des obligations, le travail ou le soin sont des obligations pénales, le mariage ou la naissance d’un enfant des bons points dans un dossier d’aménagement de peine…
Laetitia L-H : Quelles sont les principales difficultés qu’entraîne la probation pour la personne condamnée et les solutions qui pourraient être apportées pour les limiter ?
Fabien Gouriou : Au-delà des nombreuses difficultés qu’entraîne concrètement la probation – et notre recherche s’emploie effectivement à les expliciter – il est essentiel de repérer la position tout à fait problématique à laquelle le dispositif de la probation assigne la personne condamnée. En effet, l’un des aspects les plus remarquables de nos entretiens est d’abord l’acceptation quasi unanime du principe de la peine : les personnes interrogées affirment sans ambiguïté la nécessité à la fois d’assumer ce qu’elles ont fait et de solder la dette contractée en raison de la transgression. Mais dans le même temps, elles éprouvent l’unilatéralité d’un cadre pénal indiscutable et l’éclectisme d’une expérience pénitentiaire dont le sens demeure pour le moins opaque. D’où l’épreuve d’un double paradoxe.
En premier lieu, les probationnaires acceptent le principe de la peine mais celle-ci est vécue comme injuste, en raison de ses modalités concrètes d’exécution. Parce que l’enfermement et sa menace introduisent un excès qui fausse les comptes. Parce que les décisions de justice sont jugées arbitraires et tout à fait variables. Parce qu’elles sont inégalitaires, indexées aux ressources et statuts sociaux. Parce qu’elles marquent à vie d’un stigmate qui neutralise toujours déjà la volonté d’assumer comme « les autres ». En second lieu, les probationnaires veulent payer une dette mais celle-ci est perçue comme infinie, en raison d’une impossibilité à solder les comptes. Parce que la dette peut s’avérer exorbitante. Parce que le temps de la peine semble ne pas avoir de fin. Parce que le processus pénal met des bâtons dans les roues. Parce que, enfin, l’absence de dialogue et de réciprocité empêche le branchement entre les efforts réels des condamnés, ce qu’ils font pour payer, à leurs yeux, et la reconnaissance de ces efforts par l’institution…
Quelles seraient alors les solutions pour limiter les difficultés induites par la probation, telle qu’elle est ici envisagée ? Nous n’avons pas de légitimité pour dire ce qu’elles pourraient ou devraient être, mais nous pouvons a minima souligner, à partir de nos analyses, l’importance d’entendre les « solutions » que les probationnaires eux-mêmes tâchent d’élaborer, et leurs conséquences.
Car face à la structure de double paradoxe que nous avons décrite, le sens de la peine de probation pointe essentiellement vers une seule issue pensable, quoique fort difficile à situer : la sortie de la peine. À cette fin, le discours d’expérience des probationnaires privilégie notamment deux voies. D’une part, l’attente du terme de la mesure pénale, quitte à se conformer presque passivement aux obligations qui la définissent et à en demander le moins possible jusqu’à ce que « ça passe ». D’autre part, la réappropriation des contraintes imposées par le cadre pénal dans un mouvement de « choix » personnel permettant d’agir dans et sur une situation éprouvée comme trop hétéronome. Mais alors, il importe de saisir que ce n’est finalement pas la peine comme telle qui prend sens. Elle est d’abord, et avant tout, éprouvée comme un mouvement de suspension de l’existence dont la reprise ne peut être projetée qu’en dehors du cadre pénal. « Faire sa peine », « assumer » et « payer », consisterait donc, en définitive, à obéir au commandement de rentrer dans un dispositif qui n’invite qu’à s’en échapper et, en attendant l’issue, à tenter malgré tout d’en supporter la charge et l’exercice en lui donnant un sens extérieur à lui-même.
Laetitia L-H : Quelles alternatives à cette peine ? Quels freins à l’effectivité de son objectif de réinsertion et de réhumanisation ?
Olivier Razac : En ce qui concerne les freins à l’objectif de réinsertion et de réhumanisation, nous y avons déjà répondu. Rappelons le problème général : l’application des peines de probation conserve la structure unilatérale d’une décision souveraine indiscutable, tout en demandant au condamné de participer à un suivi pseudo-contractualisé.
Pour autant, il peut paraître paradoxal de chercher une alternative à une peine qui s’est historiquement construite comme l’alternative par excellence à la prison et à ses défauts. À moins de reconnaître la faiblesse structurelle de cette dimension alternative, ce qu’indiquent les expériences que nous avons recueillies. L’expérience de probation est profondément phagocytée par la prison et cela ne changera pas tant qu’elle ne sera pas radicalement disjointe de la menace d’incarcération. De ce point de vue, cette recherche peut participer à relancer le débat sur d’autres formes de règlement des conflits, post-carcéraux et même post-pénaux.
Mais, à vrai dire, cela dépasse de loin les prétentions de notre travail. Ce que nos échanges avec les probationnaires indiquent avec modestie, mais aussi avec force, c’est qu’il paraît difficile, ou tout simplement incompréhensible, de prétendre réformer ou faire évoluer le système de justice sans placer au centre de ce travail l’expérience des justiciables. Mais nous savons qu’il ne suffit pas de « donner la parole » pour qu’elle soit entendue.
Nous nous méfions beaucoup de l’injonction faite au travail de recherche de fournir des préconisations. Celles-ci sont, soit en accord avec ce qui a déjà été prévu et n’apportent donc rien d’autre qu’un peu de légitimité « scientifique », soit elles sont occultées. Par contre, la recherche doit se poursuivre mais sous d’autres formes. Nous pensons que c’est en allant à la rencontre des professionnels de la justice (en particulier les agents pénitentiaires et les magistrats) que nous pourrons, non pas « préconiser », mais voir à quelles conditions et jusqu’où ils peuvent en faire quelque chose pour transformer le sens de leurs pratiques.