Le 9 décembre a été décrété « journée internationale de lutte contre la corruption » par l’ONU. La corruption dont le coût est estimé à au moins 2 600 milliards de dollars (source Nations Unies) est présente dans tous les pays, riches et pauvres et représente un danger pour les institutions démocratiques. La Mission de recherche Droit et Justice a lancé en 2019 un appel à projets sur « Les atteintes à la probité ». Face à l’absence de propositions en réponse à cet appel, en collaboration avec l’Agence française anticorruption (AFA), la Mission de recherche Droit et Justice a lancé un état des connaissances sur le thème avec pour objectifs : d’une part, de venir combler les besoins en connaissances des acteurs et des décideurs publics par l’apport d’un bilan synthétique des principaux enseignements des recherches passées et récentes sur la question ; et d’autre part, de permettre à l’AFA et à la Mission de recherche Droit et Justice d’identifier les lacunes en la matière afin de redéfinir un nouvel appel à projets de recherche. C’est à Maxime Agator, doctorant en sociologie, réalisant une thèse sur la corruption, qu’a été confié cet état des connaissances. Entretien croisé avec Maxime Agator et Laurence Goutard-Chamoux, sous-directrice du Conseil, de l’analyse stratégique et des affaires internationales à l’AFA.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : vous avez été mandaté par la Mission et l’AFA pour établir un bilan des recherches sur le sujet, pourriez-vous nous présenter les enjeux et un premier état de ce panorama ?
Maxime Agator : L’intérêt de ce travail est double. Il s’agit d’abord de recenser les courants de recherche et travaux contemporains existants portant sur la corruption et les atteintes à la probité au sens large, sous toutes leurs facettes, y compris lorsque ces questions sont abordées de façon plus indirecte. Ce travail est nécessaire, car ces recherches manquent parfois de visibilité et ne sont pas toujours mises en rapport les unes avec les autres. Il faut aussi dire que les travaux francophones sont moins nombreux que ceux du monde anglo-saxon où la catégorie de corruption est plus installée et la production très active. Il est donc aussi utile de recenser des travaux ne portant pas explicitement sur la corruption, mais qui peuvent malgré tout apporter des éléments de compréhension, par exemple des recherches portant sur le fonctionnement de tel milieu, de tel type d’organisation, de tel marché, etc.
L’autre enjeu potentiel peut être ensuite d’amener ces courants de recherche à mieux se situer les uns par rapport aux autres, d’identifier leurs points de divergence scientifiques et, peut-être, susciter l’envie de travailler de manière plus explicite autour de problématiques communes, utiles aux professionnels de l’anticorruption et aux autorités publiques comme l’AFA.
Laetitia L-H : La corruption semble être un phénomène difficile à étudier, à identifier et à mettre au jour : quelles sont les méthodes de recherche pertinentes dans ce domaine ?
Maxime Agator : On pense souvent que la corruption renvoie à des pratiques secrètes, dissimulées, et donc qui seraient par définition difficiles à connaître ; cela fait écho à l’imaginaire du mystère qui entoure ce sujet. Cependant cela doit être fortement nuancé, car c’est seulement vrai dans une situation en réalité minoritaire : lorsqu’on étudie des pratiques transgressives pour lesquelles les acteurs impliqués sont bien conscients que ce qu’ils entreprennent est clairement réprouvé, que le risque de conséquences négatives ou de sanction si elles étaient découvertes est très important.
Or, beaucoup de pratiques associées à la corruption au sens large ne rentrent pas strictement dans cette définition, et se situent plutôt dans une zone grise, où l’on agit de façon plus « discrète » que secrète, parfois même au grand jour. Comme pour d’autres types de déviance, en gagnant la confiance des acteurs ou en s’insérant dans le milieu étudié sur un temps prolongé – comme dans les enquêtes de terrain de type ethnographique – il est possible d’apprendre beaucoup de choses que savent les gens de ce milieu, au moins sous forme de rumeur (« Untel a été engagé, car c’est le cousin du maire, on ne le voit jamais travailler », par exemple), voire d’y assister soi-même parfois.
Il existe aussi des méthodes indirectes très fécondes : réaliser des entretiens avec des « repentis » ou à propos de faits prescrits ou déjà condamnés ; étudier des archives historiques, ou encore utiliser des statistiques publiques de façon originale pour détecter des anomalies. En réalité, beaucoup peut être fait.
Enfin, il faut noter que les transgressions ne sont qu’un aspect du problème : il est aussi très utile d’aborder les autres aspects de ce qui fait la corruption comme problème social : les normes (juridiques, sociales, morales…), leur évolution et les débats qu’elles suscitent, les scandales publics, les perceptions des citoyens, le travail d’organismes anticorruption, de la justice, des journalistes… tout ceci n’est pas caché.
Laetitia L-H : Comment développer une recherche pluridisciplinaire qui permette de prendre en compte toutes les facettes du phénomène ?
Maxime Agator : Autour de la corruption, un des principaux défis du dialogue entre disciplines et courants est peut-être celui de la définition et du flou qui apparaît parfois derrière l’évidence du mot. C’est logique, car la dimension normative du terme (la corruption renvoie toujours à un dévoiement, une altération d’un fonctionnement idéal) et sa polysémie peuvent amener les différentes disciplines à se positionner en fonction du rapport qu’elles entretiennent plus généralement aux normes. Faut-il prendre comme référence la norme juridique à la lettre ? Une définition philosophique normative de ce qu’il faudrait considérer comme de la corruption ? Où faut-il partir d’une définition plus empirique, plus ouverte, proche des attitudes actuelles dans la société, qui sont souvent plus ambiguës, contrastées, évolutives, et parfois éloignées des définitions officielles ? Certains mécanismes, comme le clientélisme, peuvent ainsi recouvrir des pratiques à la fois légales et illégales, sans que la logique sociale sous-jacente soit fondamentalement différente.
Le développement d’une recherche pluridisciplinaire passe donc peut être dans un premier temps par une clarification de cet aspect : dialoguer sur les divergences d’approche entre courants de recherche, peut-être trouver des points de convergence, ou du moins mieux coordonner ces travaux entre eux. Susciter des recherches autour d’un secteur particulier, tant du point de vue de sa régulation formelle que de ses fonctionnements ordinaires, y compris déviants, à différentes échelles, est sans doute une autre piste. La question de la quantification et de ce que l’on appelle les « mesures » de la corruption en est une troisième.
Laetitia L-H : Que peut apporter la recherche sur ce sujet, notamment pour les décideurs publics ?
Maxime Agator : En plus de son intérêt civique et de nourrir le débat public sur ce sujet important pour nos démocraties modernes, la recherche peut apporter des éléments de réflexion utiles aux décideurs publics sur plusieurs aspects. Elle peut bien sûr permettre de mieux connaître les évolutions de certaines transgressions, de certains mécanismes, de leur coût, leurs conséquences, et de la façon dont les pratiques s’insèrent dans le fonctionnement ordinaire de certains milieux, c’est le plus évident.
La recherche peut aussi amener à prendre du recul sur ces mêmes transgressions en s’intéressant à l’évolution de leur perception historique par différents publics, et mieux comprendre le phénomène des scandales et de la réprobation variable que certaines activités suscitent. Cela peut nourrir des stratégies de sensibilisation, par exemple.
Enfin, les chercheurs peuvent contribuer aussi notamment à la réflexion d’ensemble sur la lutte anticorruption entamée depuis plus de 30 ans en France. Depuis la fin des années 1980, on a en effet assisté à la régulation accrue de nombreux secteurs : campagnes politiques, marchés publics, agents publics étrangers, etc. On a vu apparaître des ONG, des services de police et judiciaires spécialisés, des dispositifs de prévention renouvelés et renforcés, comme l’AFA. Quels effets ont provoqué ces dispositifs et la lutte anticorruption sur le long terme, sur l’évolution des pratiques et des perceptions ? Comment mieux cibler leur action ? Quels nouveaux outils pourraient être mis en place, ou améliorés ? Que nous manque-t-il pour atteindre la situation de pays « modèles » comme on le dit parfois des États scandinaves ? Ces États sont-ils d’ailleurs de si bons modèles que cela ? Toutes ces questions et bien d’autres pourraient à l’avenir susciter l’attention des chercheurs.
Laetitia L-H : Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les principales missions de l’AFA ?
Laurence Goutard-Chamoux : L’Agence française anticorruption a été créée par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II. Ce service à compétence nationale, placé auprès du ministre de la Justice et du ministre chargé du budget, a pour mission d’aider les personnes de droit public ou privé à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme.
Pour mettre en œuvre cette mission, l’AFA exerce des activités de contrôle (1) des dispositifs anticorruption mis en place par les acteurs publics et certains acteurs économiques ainsi que des activités de conseil et d’assistance. Celles-ci consistent à : mettre à jour le référentiel anticorruption (2) au travers d’une part, l’élaboration des recommandations de l’AFA qui définissent un dispositif anticorruption que peuvent appliquer de manière adaptée à leur profil de risques les acteurs de droit public ou privé, et, d’autre part, la publication de guides sur des thèmes d’intérêt identifiés ou signalés à l’Agence. Élaborer des conseils sous forme d’ateliers techniques d’approfondissement, de sensibilisation et de formations adaptés à une catégorie d’acteurs concernés. Enfin, à apporter des appuis individuels qui consistent en des réponses, sous forme d’expertise juridique ou méthodologique, aux questions adressées à l’AFA par les acteurs, et, en des accompagnements individuels sur tout ou partie de leur dispositif anticorruption, quel que soit le stade de sa maturité. Ces actions font préalablement l’objet d’une « étude d’impact » afin de s’assurer que ces cas pratiques permettront de tirer des enseignements plus généraux que l’AFA pourra mutualiser.
Laetitia L-H : En quoi les recherches sur le sujet peuvent vous être utiles ?
Laurence Goutard-Chamoux : En application du 1° de l’article 3 de la loi du 9 décembre 2016, l’Agence française anticorruption est chargée de participer à la coordination administrative, de centraliser et de diffuser les informations permettant d’aider à prévenir et à détecter les faits d’atteintes à la probité. Cette mission est essentielle pour appréhender et objectiver le phénomène corruptif, qui par nature est dissimulé.
Or, les atteintes à la probité constituent une des causes de la crise de confiance de la société contemporaine dans ses institutions. La question de la corruption renvoie à des divergences de perception dans sa mesure. Il y a un réel écart entre sa perception dans la société comme le révèlent plusieurs sondages et l’analyse de son traitement judiciaire. Rapportées aux condamnations prononcées en toutes matières par les juridictions pénales chaque année, les atteintes à la probité représentent moins de 1 %, soit une part infime. Le classement des pays réalisé par certaines ONG à partir du degré de corruption perçue dans les administrations publiques et la classe politique, témoigne des limites de l’exercice.
Les recherches sur ce sujet sont primordiales pour objectiver ce phénomène, à partir d’études plus fines sur l’exposition alléguée de la population aux différentes formes d’atteintes à la probité, tant pour mesurer ce que l’opinion publique qualifie de corruption, que pour déterminer avec plus de précisions les secteurs économiques et géographiques les plus exposés.
La France ne dispose pas suffisamment d’études et d’analyses à partir d’une approche transdisciplinaire cernant la question de la corruption. Or, les évaluations de la France par les organisations internationales, notamment en 2020-21 celles du GRECO, du GAFI et de l’OCDE, qui mesurent l’efficacité des dispositifs et du traitement des atteintes à la probité, constituent un enjeu majeur en termes de réputation et d’attractivité et appellent à un véritable investissement en direction de la recherche sur ce sujet.
Laetitia L-H : Qu’attendez-vous de l’état des connaissances qui va être produit ?
Laurence Goutard-Chamoux : L’intérêt pour que des travaux de recherche puissent être conduits sur cette question socialement structurante, permettant notamment d’objectiver les phénomènes, au-delà de leur traitement judiciaire, est très important pour l’AFA.
L’AFA se félicite de la convention passée entre la Mission de recherche Droit et Justice et Maxime AGATOR, doctorant en Sociologie, concernant la constitution d’un panorama des recherches sur la corruption. Le rapport attendu devrait reposer sur une présentation des principaux résultats des recherches à travers les axes proposés : sociologie, science politique (incluant éventuellement la sociologie des organisations et des institutions, l’évolution des normes, les études quantitatives et de perception, le cas échéant des études plus sectorielles), les thématiques proches (ex. le conflit d’intérêts), des entretiens, l’analyse des facteurs d’explication du faible nombre de travaux de recherche, l’identification des manques.
Cet État des connaissances sur la corruption est une étape indispensable pour mieux appréhender le phénomène corruptif et, conséquemment, pour permettre d’optimiser l’usage des moyens en orientant l’action publique, qu’elle soit préventive ou répressive, là où le besoin est le plus important.
L’objectif est double : il s’agit, d’une part, de combler les besoins des acteurs, des décideurs publics, par l’apport d’un bilan synthétique des principaux enseignements des recherches passées et récentes sur la question, et, d’autre part, de permettre à l’AFA et à la Mission de recherche Droit et Justice d’identifier les lacunes en la matière, afin de lancer des projets de recherche et ainsi satisfaire aux besoins de connaissances.
(1) Les contrôles de l’AFA peuvent être regroupés en deux catégories : les contrôles d’initiative des dispositifs anticorruption mis en place par les acteurs publics et certains acteurs économiques et les contrôles de l’exécution des mesures judiciaires imposant la mise en œuvre d’un programme de mise en conformité (convention judiciaire d’intérêt public CJIP et peine de programme de mise en conformité).
(2) Le référentiel anticorruption français est constitué par loi Sapin II, son décret d’application, les recommandations de l’AFA et les guides publiés par l’AFA.