La loi interdit la prostitution des mineurs mais cette pratique semble être en augmentation et prendre des formes plurielles. Dans ce contexte, la question de la prise en charge éducative des adolescents et des jeunes adultes qui y recourent est importante. La recherche Étude sur la représentation des travailleurs sociaux accompagnant des mineurs en situation de prostitution. Analyse franco-canadienne, conduite par une équipe de recherche internationale, éclaire les représentations des travailleurs sociaux qui accompagnent ces mineurs en situation de prostitution dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). La parole à Aziz Essadek, maître de conférences en psychologie, coordonnateur de la recherche.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Comment les travailleurs sociaux qui accompagnent les mineurs dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) appréhendent-ils les mineurs en situation de prostitution ?
Aziz Essadek : La majorité des travailleurs sociaux interrogés ont brossé le portrait de mineurs ayant grandi dans des environnements carencés, au sein de familles dysfonctionnelles ou pris en charge par les services sociaux. Un lien de cause à effet entre un vécu de ruptures, la présence de traumatismes et l’entrée dans la prostitution est également lisible dans le discours des professionnels. Ces derniers soulignent enfin le rapport biaisé et douloureux qu’ont ces jeunes à leur corps. Leur narcissisme ainsi que leur estime de soi sont en effet décrits comme fragiles, voire absents. Ils présentent plus largement une grande vulnérabilité psychique, les rendant en proie à diverses formes d’exploitations sexuelles (ES). Bien que les travailleurs sociaux évoquent une pluralité de situations prostitutionnelles et un tout aussi large éventail de réactions chez les jeunes qui en sont victimes, la plupart mentionnent toutefois un déni de la part de ces mineurs. Le déni des actes prostitutionnels associé à la banalisation dont peuvent faire preuve ces jeunes concernant la prostitution, rendent difficile le travail des professionnels. Les participants soulignent en effet une difficulté à amener les mineurs à prendre conscience de la réalité des pratiques prostitutionnelles. De plus, leurs fugues répétées rendent la création et le maintien d’un lien de confiance presque impossible. Pourtant, c’est bel et bien cette relation avec les jeunes qui est vue par les travailleurs sociaux comme le principal levier au changement. En conséquence, la quasi-totalité des participants évoque un vécu de frustration, de colère, de tristesse lors de la prise en charge de ces mineurs. Ils disent se sentir démunis et une faible partie d’entre eux va jusqu’à souhaiter s’éloigner de la problématique. C’est enfin le manque d’outils, de moyens et de formations facilitant l’accompagnement de ce public vers la sortie de la prostitution qui est décrit par les professionnels comme engendrant ce vécu d’impuissance.
Laetitia L-H : Quelles sont les différentes politiques et institutions en France et au Canada pour accompagner ces jeunes ?
Aziz Essadek : Depuis les années 80, le Canada multiplie les projets de loi liés à la prostitution juvénile. La problématique semble par ailleurs être absente du paysage législatif français jusqu’au début des années 2000, où le gouvernement s’est saisi du phénomène par le prisme de la traite des êtres humains. C’est dans ce contexte que la prostitution juvénile devient interdite sur le territoire Français en 2002. Toutefois, peu de projets de loi font suite à cette avancée. A contrario, les politiques canadiennes ne cessent de s’ajuster en adaptant l’âge du consentement au contexte de prostitution, en renforçant la criminalisation des clients ainsi que l’accompagnement des victimes. En France, ce n’est qu’à partir de la loi 2016-444 qu’une évolution se dessine. Bien que destinée aux adultes, cette loi a permis d’initier une politique nationale de sortie de la prostitution pouvant s’appliquer aux mineurs. Le projet de loi n°1650 de 2019 effectue quant à lui pour la première fois un focus sur la prostitution juvénile, soulignant par là même la nécessité d’agir contre ce fléau. En termes d’interventions, le Canada devance une nouvelle fois la France en comptant davantage d’institutions et d’outils dédiés à la prise en charge de ces adolescents. L’ensemble des organismes communautaires tels que les centres de réadaptation sont formés à accueillir ces mineurs et à leur fournir une prise en charge globale et adaptée. Plusieurs acteurs canadiens vont jusqu’à se consacrer exclusivement à la problématique, permettant un développement plus important des connaissances et bonnes pratiques. En France, au moment de notre étude, outre l’ASE et la PJJ, peu d’organismes semblent à même de proposer des prises en charge adaptées à ces adolescents. Des associations destinées aux adultes prostitués, à la population LGBT+, aux MNA ou encore des organismes religieux sont susceptibles de les soutenir, mais leurs champs d’action se trouvent rapidement limités, faute de formations et de ressources. Plusieurs associations lobbyistes tentent toutefois de faire évoluer les connaissances et les pratiques à travers des actions indirectes (prévention, formation, plaidoirie, etc.). En France, les modalités d’interventions se dessinent sur un autre versant, nous allons voir naître une multitude de réseau interinstitutionnel afin de proposer un accompagnement à l’interface de ces institutions.
Laetitia L-H : Quelle(s) méthode(s) avez-vous utilisée(s) ?
Aziz Essadek : Dans un premier temps, nous avons réalisé une revue de littérature systématisée afin de recenser l’ensemble des données politiques, législatives, mais aussi scientifiques ayant trait à la prostitution des mineurs en France et au Canada. L’absence de données concernant les organismes français prenant en charge ces jeunes nous a également amenés à réaliser une exploration approfondie de la littérature grise. L’objectif de ce travail de recensement systématisé étant de mettre en exergue les lois et pratiques existantes au sein des deux pays, mais aussi de pouvoir les comparer afin d’en extraire les forces et les aspects à améliorer. Lors de cette première étape, nous avons constaté que la représentation qu’avaient les travailleurs sociaux des mineurs en situations prostitutionnelles influençait la qualité de l’accompagnement qu’ils leur proposaient. La seconde étape de notre étude a alors consisté à interroger ces représentations dans le contexte français. Pour ce faire, une conception descriptive exploratoire qualitative a été pensée et réalisée à partir d’entretiens semi-structurés basés sur la recherche qualitative consensuelle. 46 entretiens de recherche ont été réalisés auprès de professionnels de l’ASE et de la PJJ ayant déjà pris en charge des mineurs victimes de prostitutions. Afin de structurer les entretiens, un questionnaire a été élaboré en se basant sur le Secure Base Interview et sur la littérature internationale. Le guide d’entretien final comprenait 12 questions ouvertes permettant d’explorer les diverses perceptions des professionnels. Les entretiens ont ensuite été enregistrés et retranscrits mot par mot avant d’être analysés à l’appui des 32 critères du Consolidated Criteria for reporting qualitative research (COREQ). L’analyse a permis de dégager différents domaines de représentations pour enfin réaliser des arbres de codage permettant des figurations synoptiques de ces perceptions (profil des mineurs, ressenti des professionnels, etc.).
Laetitia L-H : Quelles sont les conclusions de votre recherche ainsi que vos principales recommandations ?
Aziz Essadek : L’analyse comparative Franco-Québécoise a permis de souligner l’intérêt de s’inspirer du modèle canadien sur ses aspects législatifs, préventif et interventionniste, tout en soulignant les limites de tenter une adaptation brute de ces modèles. Un travail sur les représentations sociales paraît également nécessaire à l’amélioration du système français : ne plus parler de prostitution juvénile, mais d’exploitation sexuelle semble par exemple nécessaire à une évolution du phénomène. À travers le discours des professionnels interrogés lors de la seconde partie de notre étude, nous avons pu souligner que le travail avec ces mineurs est délicat. Les vécus négatifs des professionnels sont liés à ces difficultés de prise en charge autant qu’à l’insuffisance de réponses institutionnelles adaptées. Nos recommandations concernent alors les besoins et demandes exprimés par les professionnels, liés au manque d’analyse de pratique, de supervision, de ressources, mais aussi de formations permettant d’accroître leur connaissance sur le sujet. Sur le plan institutionnel, il s’agirait d’ajuster les dispositifs de réadaptation dépendamment des situations rencontrées. Une temporalité plus importante est notamment jugée nécessaire pour créer une relation de confiance avec ces adolescents. Nous recommandons également la mise en place d’interventions préventives précoces afin de sensibiliser les jeunes à la problématique prostitutionnelle et de prévenir leur entrée dans ce système. Enfin, bien que les représentations des professionnels de la PJJ et de l’ASE diffèrent, ils semblent majoritairement considérer ces jeunes comme victimes. Même s’ils mentionnent une entrée potentiellement volontaire dans la prostitution et un flou autour du consentement de ces mineurs, leurs représentations de ces derniers ne sont pas incriminantes. Au terme de cette étude, nous ne pouvons donc pas émettre l’existence d’une corrélation entre les perceptions des professionnels et leur manière d’accompagner les adolescents victimes de prostitution.