En septembre 2020, démarrait le procès des attentats commis en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo, à Montrouge et dans le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes. En 2021 est programmé le procès des attentats terroristes qui ont frappé Paris et Saint-Denis, le 13 novembre 2015. Dans ce contexte judiciaire, la recherche « Victimes et associations de victimes dans les procès des attentats de janvier et de novembre 2015 » soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice interroge le rôle des victimes et des associations dans ces deux procès. Entretien avec Sylvain Antichan et Sarah Gensburger, chercheurs à l’Institut des sciences sociales du politique, responsables de cette recherche qui a débuté en 2019.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Pouvez-vous nous présenter l’objectif de cette recherche ?
Sarah Gensburger : Notre recherche est d’abord le résultat de la rencontre entre deux équipes de chercheurs, de la mise en commun de nos interrogations, de nos outils théoriques et méthodologiques.
Depuis longtemps déjà, nous travaillons tous les deux, ensemble ou séparément, sur les politiques de mémoire. Ces politiques qui, en évoquant le passé, entendent agir sur les identités des citoyen.ne.s et éviter la répétition des violences. Nos travaux ont notamment porté sur les effets de ces politiques sur leurs publics. Il s’agit non seulement d’analyser la fabrication des discours ou des dispositifs qui traitent du passé mais également ce que ces politiques deviennent du côté de leurs publics. Que voient les visiteurs d’une exposition commémorative quand ils regardent dans un musée une évocation du passé ? Comment comprendre qu’aujourd’hui, des acteurs de plus en plus diversifiés mettent en avant la « mémoire » (qu’il s’agisse de la mémoire de l’esclavage, de la Shoah, des attentats etc.) pour justifier leurs actions ? Que font les personnes qui s’arrêtent sur le sites d’un attentat pour contribuer à la fabrication de l’un de ces mémoriaux éphémères et quelles significations revêtent leurs gestes de leur point de vue ? En un mot, nous avons cherché à comprendre ce que les sociétés font du passé. Ces questions, d’apparence simple, sont décisives pour les sciences sociales. En effet, de nombreux travaux scientifiques prêtent des effets aux politiques de mémoire sans interroger celles et ceux sur qui ces politiques sont censées produire des effets. A travers ces recherches, nous cherchons à mieux comprendre les appropriations sociales de l’action publique et de la culture, les rapports ordinaires à l’État et au politique ainsi que la fabrication au concret des identifications collectives. Ces préoccupations nous ont conduit à nous intéresser à la mémoire des récents attentats en France, aux côtés d’autres chercheur.se.s, notamment Maëlle Bazin, Delphine Griveaud, Solveig Hennebert et Gérôme Truc avec lesquels nous venons de publier Les Mémoriaux du 13 novembre (Ed EHESS, 2020).
Sylvain Antichan : En parallèle, Antoine Mégie, d’abord seul puis avec d’autres (notamment Christiane Besnier, Virginie Sansico, Denis Salas et Sharon Weill), mène depuis 2015 une enquête de long court sur les procès liés au terrorisme. Il a ainsi observé plus de 80 procès pour saisir concrètement la mise en œuvre de la législation anti-terroriste, la dynamique en train de se faire de spécialisation de cette justice et les effets du rituel judiciaire. Les procès liés au terrorisme se sont multipliés ces dernières années, mais les victimes étaient jusqu’alors relativement absentes de ce contentieux. En effet, il s’agissait d’abord de juger des « revenants » de la zone irako-syrienne, des « velléitaires » qui cherchaient à la rejoindre ou encore des tentatives d’attentats, déjouées avant le passage à l’acte. Dans leur grande majorité, les faits reprochés aux accusés n’avaient pas (ou pas encore) occasionné de victimes sur le territoire français. Or, les rares exceptions – comme le procès lié aux attentats de Montauban et Toulouse de 2012 – laissaient penser que la présence de victimes produisait des effets significatifs sur le rituel judiciaire et sur le déroulement des audiences. C’est sur ce point que nos préoccupations de recherche se sont rejointes.
Ainsi, le projet de recherche vise à comprendre ce que la présence des victimes fait tout d’abord à l’institution judiciaire mais également à la société en interrogeant à nouveau la notion de « procès historique ». Que devient la justice quand elle touche un si grand nombre de personnes, c’est-à-dire autant de victimes directes et indirectes mais également potentiellement la société française toute entière ? Comment les possibles dynamiques de tension et de politisation sont-elles prises en charge par les institutions judiciaires ? Des formes de justice restaurative s’esquissent-elles durant ces rituels judiciaires ? Le projet de recherche entend tout autant comprendre comment opère concrètement un dispositif institutionnel d’évocation du passé. Comment le procès est-il approprié par les victimes, quels mécanismes sociaux et politiques président-ils à ces appropriations différenciées ? Que nous apprennent-elles sur le rapport à la mémoire et aux institutions des victimes ? Finalement, qu’est ce que le procès fait aux victimes non seulement dans leur rapport à l’événement mais également dans le fait même de se considérer (ou pas) comme victimes ?
Laetitia L-H : Quelle est la méthode de recherche que vous employez ?
Sylvain Antichan : Notre méthode pourrait d’abord être qualifiée d’ethnographique au sens où elle consiste à s’immerger autant que possible dans le monde du procès. Dans notre recherche, nous avons ainsi voulu être attentif à la dynamique temporelle ou processuelle du procès, ce qui suppose une présence continuelle durant l’intégralité des débats, du premier au dernier jour. Cela n’a été possible qu’en constituant une équipe de chercheurs et de chercheuses fortement investie dans le projet, composée principalement de Pauline Jarroux (post-doctorante sur cette recherche), de Jasmine Guedjou, de Solveig Hennebert, de Johanna Lauret, d’Antoine Mégie et d’Hélène Quiniou. Pour chacune des journées, nous tenions également à ce que plusieurs membres de l’équipe soient présents, afin de multiplier les points de vue sur une même scène. A travers ce dispositif, il ne s’agissait pas seulement de prendre en note les verbatims des échanges mais également d’être attentif aux réactions dans les salles et de nouer des échanges avec les différents protagonistes du procès afin de rendre possible le reste de l’enquête en quelque sorte « hors du procès ». Ce dispositif est en effet complété par une série d’entretiens approfondis avec l’ensemble des acteurs qui composent cette scène judiciaire et d’abord avec les parties civiles du procès. L’enjeu était ici que notre réflexion puisse prendre en considération la diversité des vécus des parties civiles, sans se restreindre à un profil ou un autre, sans se limiter, par exemple, aux seules victimes des attentats perpétrés contre Charlie Hebdo ou contre l’Hyper Cacher. Enfin l’étude de documents et de données administratives vient compléter notre corpus tandis que Julie Alix, également membre de l’équipe, fournira un éclairage juridique sur les données ainsi recueillies.
Laetitia L-H : La recherche n’est pas encore terminée, l’achèvement est prévu en 2021, néanmoins, pouvez-vous esquisser les grandes lignes de vos premières observations ?
Sarah Gensburger : A notre sens, la valeur d’une recherche scientifique tient en sa capacité à porter un regard un peu différent sur un phénomène et sur son mode d’administration de la preuve. Donner les résultats d’une recherche avant que ces résultats n’existent, c’est se soustraire à la démarche scientifique et donc à ce qui pourrait constituer l’intérêt même de notre travail. On ne peut donc pas ici présenter des résultats mais seulement une première impression.
D’une certaine façon, le procès devait refermer l’événement constitué par les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. Selon le schéma de la fonction cathartique – largement évoqué surtout dans les semaines et les jours qui ont précédé son ouverture –, le procès devait libérer si ce n’est les victimes elles-mêmes au moins la société de cet événement violent et dramatique. Pourtant, le moment a été plutôt marqué par la répétition et justement par l’impossibilité de clore les attaques des 7, 8 et 9 janvier. Pendant le procès, au moins deux attentats ont prolongé les actes commis en janvier, celui du 25 septembre 2020 devant les anciens locaux de Charlie Hebdo (quasiment à la même heure que l’attaque du 7 janvier) et celui du 16 octobre à l’encontre d’un enseignant d’histoire d’un collège des Yvelines. En parallèle, les caricatures ont été republiées et les débats sur la liberté d’expression, l’antisémitisme, l’Islam, l’islamophobie et le terrorisme se sont relancés.
Ce moment nous semble donc marqué par cette tentation de refermer l’événement, d’en faire un événement passé et cette tendance à sa répétition dans le présent, sous des formes évidemment différentes et singulières.
Laetitia L-H : Vous avez participé dernièrement à une série de chroniques pour le journal Libération : qu’apporte le regard du sociologue à la chronique judiciaire d’un journal grand public comme Libération ?
Sarah Gensburger : Il nous semble important que les sciences sociales puissent s’inscrire dans l’espace public mais sans renier leur spécificité et notamment leur spécificité temporelle. Libération nous avait proposé un format qui permettait de concilier ces exigences, c’est pourquoi nous avons accepté leur invitation. Chaque semaine, le journal nous laissait un espace conséquent (plus de 5000 signes) non pour tenir une chronique du procès lui-même (d’autres le font et mieux que nous) mais pour éclairer ce qui se déroulait sous nos yeux en nous appuyant sur nos recherches antérieures et celles de nos collègues. Ainsi, nous avons pu réinscrire ce procès dans l’histoire de la justice anti-terroriste et des procès dits « historiques », dans la dynamique contemporaine de valorisation de la figure des « victimes », dans l’évolution de la mémoire des attentats et des discours publics autour du terrorisme etc. A chaque fois, nous cherchions à proposer des outils pour essayer de penser un peu différemment le procès et l’actualité.
Retrouvez l’ensemble des chroniques sur le site Liberation.fr
Gérôme Truc, « “Toujours Charlie ?” : pourquoi cette question n’a plus de sens », Libération, 7 septembre 2020
Antoine Mégie, « Le procès des attentats de 2015, l’exceptionnel ordinaire », Libération, 14 septembre 2020
Virginie Sansico, « Procès des attentats de janvier 2015 : l’histoire appelée à la barre », Libération, 24 septembre 2020
Sylvain Antichan, « Procès des attentats de janvier 2015 : la figure de la “victime” en question », Libération, 28 septembre 2020
Sarah Gensburger, « Attentats de 2015 : un procès pour mémoire ? », Libération, 5 octobre 2020 :
Gérôme Truc, « Procès des attentats de janvier 2015 : clore l’événement, en finir avec les fantasmes », Libération, 12 octobre 2020
Antoine Mégie, « Attentats de janvier 2015 : “La défense ne peut être inclinée face à la cour !“ », Libération, 19 octobre 2020
Virginie Sansico, « Procès des attentats de janvier 2015 : la discorde des temps », Libération, 26 octobre 2020
Sylvain Antichan, « Procès des attentats de janvier 2015 : un discours politique réduit comme peau de chagrin », Libération, 2 novembre 2020