Le 17 décembre 2020, la Mission de recherche Droit et Justice a organisé à la Cour de cassation un colloque de restitution des trois recherches achevées en 2019. Les débats ont été retransmis en direct depuis le site internet de la Cour. A cette occasion, la Mission vous propose un entretien croisé avec les responsables scientifiques des trois équipes de recherche concernées.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de votre recherche ? Comment sont utilisés les barèmes aujourd’hui ?
Cécile Bourreau-Dubois : Le premier résultat de notre recherche est que la mise en place de barèmes dans le système judiciaire ne débouche pas forcément en pratique sur les effets attendus. Sur la base de l’expérience des États-Unis, où l’usage des barèmes dans les tribunaux a été systématisé dès la fin du XXe siècle, plusieurs enseignements peuvent être dégagés : d’abord un barème, même impératif, ne supprime pas totalement la disparité des décisions inter juges, ensuite un barème doit veiller à réduire la mauvaise disparité (inter-juges, à affaire donnée) tout en préservant la bonne disparité (inter-affaires, à juge donné), enfin un barème n’augmente pas systématiquement le taux d’arrangement entre les parties. Un deuxième résultat est issu de notre recherche menée sur l’activité prud’homale des CPH. Nous montrons qu’il y aurait eu entre 2013 et 2017 un phénomène de convergence vers les montants prévus par le barème d’indemnités en cas de licenciement abusif. Mais nous soulignons également la nécessité de prendre en compte en parallèle les autres chefs de demande et montants obtenus afin de pouvoir apprécier complètement l’effet éventuellement homogénéisateur du barème. Enfin, un troisième résultat est tiré de notre travail réalisé sur l’impact du barème en matière de pension alimentaire pour enfant. Nous montrons que, globalement, celui-ci contribue à atténuer la disparité de traitement entre affaires. Pour autant, nous montrons aussi qu’il est difficile statistiquement d’identifier de manière précise au profit de quel type d’affaires se réalise cette homogénéisation des décisions.
Stéphane Gerry-Vernières : Qu’ils soient impératifs ou indicatifs, nés de la pratique ou impulsés par les pouvoirs publics, les barèmes mettent à l’épreuve le pouvoir d’appréciation des juges en ayant pour ambition de le normer. L’intérêt de notre recherche est de mesurer comment les acteurs s’emparent de l’outil. L’analyse en matière sociale rend compte des pratiques des juridictions et de la place donnée aux différents critères d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle démontre que si le barème impératif en matière de licenciement a pour objectif de rendre prévisible le quantum de l’indemnité, elle conduira vraisemblablement au développement de stratégies de contournement par les acteurs. En matière familiale, alors que les résultats montrent une homogénéité des pratiques relatives à la fixation de la contribution à l’entretien et à l’éducation, l’on compte au moins dix méthodes de calcul de la prestation compensatoire, sa fixation paraît bien plus hétérogène, les acteurs choisissant d’en privilégier une ou d’en métisser les usages. En matière pénale où le principe d’individualisation de la peine possède une force particulière, les barèmes se déploient de manière duale. Il est ainsi possible de distinguer, d’une part, les « barèmes construits » qui ont pour objet de faciliter l’activité décisionnelle des magistrats du parquet et, d’autre part, les « barèmes constatés » révélés grâce à l’analyse statistique portant sur les pratiques juridictionnelles des magistrats du siège.
Isabelle Sayn : A partir de l’ensemble des outils d’aide à la décision recensé, la recherche propose une définition des barèmes, en retenant comme discriminante leur capacité à resserrer le maillage normatif, dans la mesure où ils s’appuient nécessairement sur une interprétation de la loi, plaçant ainsi leur présentation formelle au second plan. Elle démontre par ailleurs l’importance du phénomène, dans la justice professionnelle au moins. Tout en rappelant leur indépendance dans l’application de la loi et leur attachement fort à l’individualisation des décisions, les magistrats connaissent l’existence de barèmes dans leur champ d’activité et beaucoup les utilisent. Ils avancent la nécessité d’assurer la régularité des décisions rendues, qu’il s’agisse de leurs propres décisions ou des décisions rendues sur un territoire plus vaste (celui de la juridiction dont ils relèvent, celui de la cour d’appel ou encore celui de l’ensemble des juridictions nationales…). La recherche interroge enfin la place de ces outils dans l’institution judiciaire : malgré leur développement, sans doute lié à des évolutions socio-techniques, et leurs conséquences sur une conception plus horizontale de la justice, ils font figure de passagers clandestins. Même s’ils sont discutés à l’occasion des audiences, ils n’apparaissent pas dans le libellé des décisions, respectant en cela la jurisprudence de la Cour de cassation et un modèle vertical de justice. Cette invisibilité limite les possibilités de connaissances et de débats sur leurs conditions d’élaboration et de diffusion. Pourtant, sans leur accorder la qualité de normes juridiques devant respecter un processus démocratique d’édiction et de diffusion, on pourrait envisager de s’assurer de leurs bonnes conditions d’élaboration.
Laetitia L-H : Pouvez-vous nous présenter brièvement la méthode de recherche que vous avez utilisée ?
Cécile Bourreau-Dubois : Notre démarche a été double. Tout d’abord, nous avons souhaité commencer par établir un état des lieux sur les effets des barèmes dans le domaine de la justice à partir de l’analyse des travaux académiques sur le sujet, en l’occurrence principalement orientés sur le cas américain. Ensuite, nous avons mené une analyse empirique sur le cas de la France en nous intéressant au champ des indemnités prud’homales et à celui des pensions alimentaires pour enfants, tous deux concernés par l’introduction récente de barèmes. Dans le cas du contentieux prud’homal, il s’est agi d’une évaluation ex ante du barème, consistant en particulier à apprécier statistiquement la disparité des montants d’indemnités alloués avant la mise en place du barème, à partir de l’exploitation de 2000 décisions issues du CPH de Paris. Dans le cas du contentieux familial, il s’est agi d’une évaluation ex post du barème visant à évaluer statistiquement si la mise en place du barème de pension alimentaire avait contribué à réduire la disparité des décisions de justice. Notre préoccupation était de pouvoir produire des résultats robustes sur cette question, c’est-à-dire similaires, indépendamment de la méthodologie et ou des données mobilisées. Dans cette perspective, nous avons mené l’analyse selon deux méthodologies (comparaison de décisions avant/après la mise en place du barème ; étude expérimentale) et exploité plusieurs sources de données (données expérimentales, décisions de 1ère instance et arrêts, enquête qualitative auprès de magistrats).
Stéphane Gerry-Vernières : La méthodologie retenue dans le cadre de cette recherche est empirique. Soucieuse de mieux connaître les pratiques au sein des juridictions du fond, l’équipe de recherche a privilégié une méthode de recherche empirique portant sur plusieurs contentieux en matière sociale, familiale et pénale. Les travaux ont visé à collecter des données relatives aux pratiques juridictionnelles de deux cours d’appel pour le volet civil et de trois cours d’appels et de sept juridictions de première instance pour le volet pénal. A cette fin, l’équipe de recherche a travaillé sur un panel de plus de 6 000 décisions de justice (381 en matière familiale, 566 en matière sociale, 5300 en matière pénale) et a réalisé des entretiens auprès de magistrats et d’avocats des ressorts faisant l’objet de l’étude. Ces données ont été analysées par une équipe pluridisciplinaire comptant des juristes, des économistes et des sociologues. Elles sont de deux types. Certaines données sont des données quantitatives qui donnent des informations sur le contentieux et qui permettent d’identifier des régularités statistiques. D’autres données sont de nature qualitative. Elles permettent de compléter l’analyse quantitative, de la corroborer ou au contraire de souligner l’écart entre certaines représentations et la réalité observée. L’équipe de recherche a également souhaité, pour le cas particulier de la fixation de la prestation compensatoire, soumettre plusieurs dossiers à des magistrats et avocats pour comprendre et comparer leur démarche de travail selon une approche expérimentale.
Isabelle Sayn : Notre recherche a été réalisée par une équipe pluridisciplinaire (juristes, sociologue, politiste) et une ingénieure de recherche. A partir d’une définition large des outils d’aide à la décision, ont été organisés 55 entretiens semi-directifs, enregistrés et retranscrits, réalisés auprès de magistrat.es issu.es de 30 juridictions de première instance relevant du ressort de trois cours d’appel (du grand centre urbain à la ville moyenne). Choisies avant la réforme de l’organisation judiciaire pour couvrir l’ensemble des contentieux, ont été concernés des tribunaux de grande instance et tribunaux correctionnels, des tribunaux d’instance et tribunaux de police, des conseils de prud’hommes, des tribunaux des affaires de sécurité sociale, des commissions départementales de l’aide sociale et des tribunaux de commerce. L’enquête a été étendue à des Commissions d’indemnisation des victimes d’infractions et au domaine de l’exécution des peines. Les entretiens ont porté sur les barèmes utilisés, sur leurs modalités d’utilisation et de diffusion ainsi que sur le regard que leur portent les professionnels. Aux entretiens a été ajoutée une exploration systématique de l’Intranet Justice afin de compléter notre collection de barèmes. 122 outils, parfois proches les uns des autres, à différentes étapes de leurs mises à jour successives, ont été récoltés et introduits dans une barémothèque (voir le rapport complet et sa synthèse).
Laetitia L-H : A un moment où la Justice doit faire face à un contentieux de masse avec des moyens limités et où les préoccupations managériales envahissent les juridictions, quels sont les enjeux de l’usage des barèmes ?
Cécile Bourreau-Dubois : Il me semble que pour répondre à cette question, il faut tenir compte d’une autre tendance à savoir la diffusion d’algorithmes dans une optique de justice dite « prédictive ». Certains considèrent que ce type d’outils est destiné à entraîner la disparition des barèmes, dans la mesure où ils seraient plus performants que les seconds en permettant de traiter de manière encore plus rapide le contentieux de masse tout en permettant d’affiner la décision du juge en s’appuyant sur des précédents similaires. Pour autant l’application de l’intelligence artificielle au big data de la justice présente une limite certaine : parce qu’elle s’appuiera sur les décisions passées, elle aura plutôt tendance à généraliser des pratiques constatées, au risque de reproduire des biais non souhaités et de cristalliser la jurisprudence. De ce point de vue-là, il peut sembler important en termes de politique publique de veiller au maintien de l’existence de barèmes construits (par différence aux barèmes constatés), qui reposent sur des choix fondés sur des raisonnements juridiques, économiques, démographiques, politiques… toujours discutables mais justifiables. Dès lors, l’enjeu réside plutôt dans la capacité des juges à s’approprier ce type de barèmes, pour en faire un usage judicieux, avisé et critique.
Stéphane Gerry-Vernières : L’enjeu principal porté par les barèmes est de s’entendre sur les critères qui conduisent à la décision. En effet, comme tout processus d’aide à la décision, le barème ne peut être accepté que s’il est en adéquation avec la fonction des institutions qu’ils prétendent chiffrer ou organiser. L’hostilité à l’égard du barème du licenciement le montre bien : elle est directement liée au fait qu’il supprime la fonction punitive que pouvait avoir cette indemnité. De la même manière, la difficulté à s’entendre sur les critères d’un barème en matière de prestation compensatoire vient de l’incertitude qu’il y a sur la fonction exacte de cette prestation. Ou encore, les discussions relatives à la Table de référence tiennent à la coloration qu’elle donne à la contribution à la fixation à l’entretien et à l’éducation de l’enfant en la rapprochant d’une prestation sociale là où elle pouvait être perçue comme un instrument de solidarité familiale. Quant aux barèmes « constatés », ceux qui résulteraient d’une pratique régulière des magistrats, posent d’autres difficultés. Le développement de la justice prédictive ne doit pas figer ces pratiques en les reproduisant. Pour le dire autrement, si l’on peut admettre que le principe d’égalité devant la justice conduise au développement d’outils destinés à rationaliser le pouvoir d’appréciation des juges, la rationalisation ne saurait conduire à une mécanique sans finalité.
Isabelle Sayn : On sait que les moyens de la justice sont (trop ?) limités. Les barèmes ne semblent pas pour autant constituer une réponse adéquate pour gagner du « temps-juge » et accroître ainsi l’efficacité de la justice. C’est en tout cas ce qu’il ressort des entretiens. C’est assez logique : ces outils ne répondent qu’à une partie de l’ensemble de la décision attendue et peuvent en outre faire l’objet de discussions entre les magistrats et les parties, même si elles n’apparaissent pas dans le texte de ces décisions. Il n’en reste pas moins que ces outils peuvent permettre de gagner en efficience. Les magistrats utilisateurs décrivent en effet une aide à la décision utile sur le plan de la qualité, toujours en lien avec la constance de leurs décisions. Alors que la capacité de ces outils à réduire la disparité des décisions reste discutée (c’est à dire rendre des décisions comparables dans des situations comparables), les magistrats insistent sur ce point notamment lorsqu’ils changent de fonction ou qu’ils exercent plusieurs fonctions en parallèle. Dans l’une et l’autre situation, disposer de barèmes leur permet de s’imprégner plus rapidement de leurs nouvelles fonctions et des pratiques habituelles sur ce terrain. Au-delà de cet effet direct sur les décisions, on rappellera en outre leur effet indirect, dans la mesure où ces barèmes sont également utilisés par les parties et leurs avocats : le rapprochement des demandes conduit nécessairement à une réduction de la disparité des décisions. Dans le même temps, le partage de ces outils avec les auxiliaires de justice permet à la fois de répondre à une préoccupation citoyenne de plus grande prévisibilité et à une meilleure intégration de la décision judicaire dans son environnement, en articulant la décision avec les autorités décisionnelles qui la précèdent ou qui la suivent dans un processus décisionnel plus large. La dernière étape du processus pourrait être l’externalisation de la décision – sous réserve d’un accès au juge en seconde intention, mais rien ne démontre encore la réalité de cette solution.
Pour aller plus loin :
La barémisation de la justice. Une approche par l’analyse économique du droit
BOURREAU-DUBOIS Cécile
Bureau d’économie théorique et appliquée (BETA- CNRS – Université de Strasbourg – Université de Lorraine, UMR 7522)
GERRY-VERNIERES Stéphane
Université Grenoble Alpes-Centre de recherches juridiques (CRJ EA 1965)
Les barèmes (et autres outils techniques d’aide à la décision) dans le fonctionnement de la justice
SAYN Isabelle
Centre Max Weber (CNRS UMR 5283), Université de Lyon
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