La Mission de recherche Droit et Justice vient de publier sur son site internet le rapport de recherche Causes suprêmes ? Les mobilisations politiques du droit devant les Hautes Cours réalisé sous la direction de Liora Israël, directrice d’études à l’EHESS avec la contribution de Guillaume Le Lay (Université Grenoble Alpes), Sabrina Pastorelli (CNRS), Diane Roman et Corentin Durand (Université Paris 1- Panthéon Sorbonne). Entretien croisé avec Liora Israël et Corentin Durand.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Votre recherche porte sur les mobilisations politiques du droit devant les hautes cours : pouvez-vous nous en présenter rapidement les principaux enjeux ?
Liora Israël : Ce projet de recherche est parti du constat d’une double lacune. D’un côté, les travaux sur le « cause lawyering », c’est-à-dire sur les avocats engagés et la manière dont ils portent des causes devant des juridictions, n’ont que rarement porté attention aux tribunaux supérieurs. Les recherches relatives aux usages politiques du droit se sont davantage référées à des contentieux portés devant des hautes juridictions, par exemple dans les travaux sur le contentieux stratégique ou sur la forme « affaires », dans le sillage de Luc Boltanski et Elisabeth Claverie. Mais les enjeux procéduraux spécifiques, ou relatifs aux acteurs spécialisés qui interviennent dans ces arènes judiciaires, ont rarement été appréhendés en détail. De leur côté, les travaux des juristes sont presque toujours focalisés sur le contentieux porté devant les plus hautes juridictions et sur l’analyse des décisions qui y sont produites, sans porter la même attention au reste de la chaîne judiciaire et notamment aux modalités de transformation concrètes d’un cas en affaire portée devant le Conseil d’État, la Cour de Cassation ou le Conseil constitutionnel. À l’intersection de ce double constat, notre projet a donc été initié par la volonté de reconstituer des histoires de cas, inscrits dans des causes plus larges, depuis l’émergence d’un contentieux jusqu’aux tentatives, parfois infructueuses, de le faire aboutir devant les trois juridictions supérieures françaises. Afin de mener à bien ces analyses longitudinales, nous avons identifié quatre domaines d’analyse correspondant à des causes, investies à la fois par des particuliers et des acteurs plus spécialisés (associations, ONG), suffisamment larges pour avoir donné lieu à des contentieux identifiables devant les trois ordres de juridiction. Dans notre équipe, je me suis ainsi intéressée aux mobilisations contre les discriminations, Corentin Durand aux droits des personnes détenues, Guillaume le Lay a analysé la question des libertés numériques et Sabrina Pastorelli des affaires relatives à la santé. En contrepoint de ces analyses sociologiques, une juriste, Diane Roman, a synthétisé la doctrine relative aux douze cas étudiés (un pour chacune des juridictions, dans les quatre domaines pré-cités), afin de contraster analyse sociologique et analyse juridique des mêmes affaires.
Laetitia L-H : Quelle méthodologie avez-vous employée ?
Liora Israël : Le déplacement analytique qui était le nôtre nous a conduits à chercher à faire feu de tout bois pour récolter un matériau diversifié permettant autant que possible de reconstituer de manière longitudinale la carrière des cas étudiés. Trois types de sources ont été privilégiés dans cette perspective. Tout d’abord, nous avons cherché à réaliser des entretiens avec les principaux acteurs spécialisés porteurs de ces cas, qu’ils soient avocats à la Cour, avocats aux Conseils ou juristes dans des organisations impliquées dans le contentieux. Ces entretiens ont pu dans un certain nombre de cas déboucher sur la collecte de différents éléments du dossier, et en particulier sur les mémoires déposés, voire parfois sur les échanges de mails entre avocats « correspondants » s’agissant de la transmission du dossier de l’avocat à la Cour à l’avocat aux Conseils. Enfin, un troisième volet privilégié a reposé sur la réalisation d’observations ethnographiques de différents moments observables du contentieux (rendez-vous avec le client, réunion préparatoire à une audience dans le cas d’un référé devant le Conseil d’État, observations d’audience…). Ces trois méthodes principales nous ont donné accès à des matériaux originaux mais dont la collecte a été plus ou moins aisée, en fonction notamment de l’interconnaissance antérieure avec certains acteurs ou actrices étudiés et de l’ancienneté du contentieux. Ces matériaux et leur analyse ont pu lorsque cela était pertinent être contextualisés dans l’analyse au regard non seulement de données quantitatives pour évaluer l’importance du contentieux correspondant, mais aussi d’éléments proprement juridiques permettant de restituer le sens du cas étudié dans ses coordonnées juridique et politique. Loin d’être homogènes dans tous les cas étudiés, les méthodologies mises en œuvre ont été adoptées de façon opportuniste selon les terrains afin de collecter puis de traiter un maximum de données permettant d’enrichir l’analyse.
Laetitia L-H : Quels sont les principaux acteurs qui participent à l’activité normative des Hautes cours en faveur de « causes » et quelles sont les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour choisir la voie contentieuse la plus prometteuse ?
Corentin Durand : Les travaux sociologiques qui se sont attachés à l’activité normative des Hautes cours – notamment de Bruno Latour sur le Conseil d’État ou de Dominique Schnapper sur le Conseil constitutionnel – ont exclusivement documenté le fonctionnement interne de ces juridictions. Elles ont ainsi contribué à renforcer, en creux, l’idée d’une production autonome du droit. À l’inverse, notre recherche rend compte de la grande pluralité des acteurs qui participent aux contentieux devant les Hautes cours, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’y porter des « causes » : particuliers, avocats à la Cour et aux Conseils, groupes de soutien, associations, syndicats, etc. Cette diversité donne lieu à une pluralité de configurations d’acteurs, dont les rôles sont variables dans la division du travail juridique et politique. Le rôle de demandeur peut ainsi être assuré par un particulier, épaulé ou non par des collectifs de soutien, mais un nombre important de contentieux est aussi engagé directement par des associations militantes, qui s’affranchissent ainsi des cas particuliers pour porter des questions de principes devant les Hautes cours. La politisation du cas et son rattachement à une cause peuvent être pris en charge par le demandeur lui-même, être le fruit de l’intervention d’avocats engagés, ou bien se faire de l’extérieur par la mobilisation des collectifs militants. Enfin, le travail juridique sur la stratégie de cassation ou le contentieux constitutionnel peut être plus ou moins partagé entre les cabinets d’avocats à la Cour et aux Conseils, mais aussi être en grande partie délégué à des associations employant des juristes. L’intervention de ces repeat players, pour reprendre l’expression de Marc Galanter, c’est-à-dire d’intervenants familiers de ces contentieux, permet de déployer des stratégies sur le long terme, multipliant les actions contentieuses, y compris devant différents ordres juridictionnels.
La recherche décrit alors les stratégies des mouvements sociaux, des organisations militantes et des professionnels du droit pour choisir la voie contentieuse la plus prometteuse, mais aussi pour placer en tension, parfois même en concurrence, différentes juridictions nationales et supranationales. Ces stratégies au long cours redéfinissent ce qui peut, du point de vue de la cause, être considéré comme une victoire juridique : une décision négative devant une juridiction peut par exemple servir d’argument devant un autre ordre de juridiction ou une cour supranationale. Ainsi, il apparaît que le fameux « dialogue des juges » est en fait largement orchestré par les parties, et plus particulièrement par des acteurs militants qui cherchent à parvenir à des solutions jurisprudentielles plus favorables.
Laetitia L-H : Quelles sont les logiques de transformation « de cas en causes » le long de la chaîne judiciaire, jusqu’aux Hautes cours ?
Corentin Durand : Quel que soit le niveau de juridiction, les mobilisations politiques du droit supposent un arbitrage. L’arène judiciaire est susceptible de conférer des résultats concrets, de fédérer des acteurs militants ou encore de donner de la visibilité à des causes, mais elle obéit à des contraintes propres. Notre recherche renoue en cela avec une question classique de la sociologie des usages politiques du droit et de la justice, celle de l’articulation des causes politiques et des cas juridiques. Les travaux consacrés à ces questions pour les juridictions de première et (très rarement) de deuxième instance ont insisté sur les difficultés que rencontraient les acteurs militants pour obtenir de « monter en généralité » à partir de cas individuels et de faits précis. Devant les Hautes cours, la question de l’articulation cas-cause se pose de manière sensiblement différente. La tension ne réside plus dans la montée en généralité depuis des circonstances singulières vers des questions de principe : les Hautes cours se situent par définition au niveau des principes normatifs. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que certaines organisations militantes orientent de plus en plus leur stratégie contentieuse devant ces Hautes cours, en développant parfois des techniques juridiques permettant de contourner les juridictions inférieures. Néanmoins, le contentieux constitutionnel ou de la cassation se formule en termes de principes juridiques, souvent énoncés de manière particulièrement technique. Cette technicisation du contentieux, qui se concentre sur des moyens de cassation ou des arguments d’inconstitutionnalité précis, peut produire un désajustement important entre le cas juridique et la cause politique. Il ne s’agit par exemple plus de savoir si la situation de cet homme, renvoyé vers son pays d’origine en dépit d’un climat politique instable, peut servir la cause des étrangers en France, mais bien d’évaluer la contribution que peut y apporter une discussion sur l’existence d’un délai raisonnable pour introduire un recours contre la décision qui l’oblige à quitter le territoire. Le risque, pour certains acteurs des mobilisations politiques du droit, est alors de voir le recours aux Hautes cours participer à dépolitiser, voire à invisibiliser, les combats politiques qu’il est censé traduire.
Laetitia L-H : Quelle est l’influence de leur juridicisation sur les causes défendues ?
Liora Israël : Notre recherche permet de mettre en évidence une certaine ambivalence liée au fait de porter des causes devant les plus hautes juridictions, du point de vue des mobilisations sociales qui leur sont associées. Contrairement au caractère traditionnellement rétif de ces cours à la médiatisation et même à l’oralité, elles peuvent toutefois être investies pour publiciser une cause. C’est ce qu’explique bien l’avocate aux Conseils interrogée dans le premier cas présenté, relatif à la tentative de transmission via le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionalité relative à l’accès d’un couple de femmes à la procréation médicalement assistée. Elle assume, dans ces affaires relatives aux discriminations touchant en particulier aux couples de même sexe qu’elle a l’habitude de prendre en charge en lien avec une avocate à la Cour particulièrement engagée sur ces questions, d’accepter de travailler sur des cas dont elle pressent qu’ils ne seront pas accueillis favorablement, et qui plus est de les porter à l’audience devant des cours qui ne privilégient pas l’oralité, de manière à donner un écho public à ces affaires. Elle indique d’ailleurs que ces audiences sont signalées à des juristes académiques voire des journalistes susceptibles d’être intéressés. Les principes en jeu justifient selon elle de traiter différemment ces dossiers particuliers. Si les hautes cours peuvent ainsi être investies pour porter au plus haut niveau de visibilité la dimension juridique d’un problème politique et social, les résultats de telles campagnes peuvent se relever mitigés, soit que la décision attendue ne soit finalement pas obtenue (même si cela permet parfois de raviver la mobilisation sur le mode du « scandale »), soit que le succès judiciaire ne corresponde pas à une réelle avancée sur le terrain, comme l’illustre le premier des cas étudié par Corentin Durand relatif au contrôle des sanctions disciplinaires contre les personnes détenues. L’investissement coûteux en temps, en énergie et parfois en ressources financières consacré à la poursuite de tels contentieux peut ainsi être interrogé au regard des résultats parfois décevants obtenus, comme invitait à le faire Gerald Rosenberg dans un ouvrage célèbre du début des années 1990 relativement à la Cour suprême des États-Unis. Toutefois, au-delà d’une approche un peu réductrice en termes de coût-avantages, la présence d’associations contestataires à ce niveau de compétence juridique joue certainement un rôle important dans la légitimation de leur position et de leurs prises de positions.
Laetitia L-H : Quels sont les autres résultats de votre recherche ?
Corentin Durand : Deux contributions supplémentaires peuvent être soulignées. La première concerne les circulations des stratégies contentieuses entre acteurs militants sur des causes variées. Malgré la diversité des thématiques retenues dans la recherche, il est apparu qu’il existait des liens, des inspirations et des mobilités entre les acteurs de ces contentieux. Comme l’a souligné Doug McAdam, les innovations en termes de répertoire d’action militante sont rapidement dupliquées par d’autres mobilisations lorsqu’elles semblent porter leurs fruits. Ainsi, le GISTI (Le Groupe d’information et de soutien des immigrés) – responsable de l’élaboration au début des années 1970 d’un militantisme expert fondé sur le droit au profit de causes minoritaires et subversives – constitue un exemple revendiqué pour le Groupe d’information et de soutien sur les questions sexuées (GISS-Alter Corpus, dont le nom est un direct écho) mais aussi l’Observatoire international des prisons. À son tour, cette association a inspiré l’action contentieuse de La Quadrature du Net, notamment par le biais d’une technique permettant de formuler une question prioritaire de constitutionalité directement devant le Conseil d’État sans passer par les juridictions inférieures. L’investissement du répertoire contentieux par les mouvements sociaux peut se comprendre en portant attention aux transferts de compétence d’une mobilisation à une autre, aux trajectoires transversales d’acteurs spécialisés, et au travail d’un nombre limité d’avocats aux Conseils qui interviennent souvent dans une pluralité de causes.
Une seconde contribution, déjà évoquée en creux, est de placer un éclairage original sur une profession judiciaire encore méconnue, et sur laquelle Liora Israël poursuit ses recherches : les avocats aux Conseils, qui disposent d’un quasi-monopole devant le Conseil d’État et la Cour de cassation et interviennent fréquemment devant le Conseil constitutionnel. Souligner l’importance du contentieux politique devant les Hautes cours, c’est aussi souligner celle de ce barreau autonome, spécialisé dans la technique de cassation tant devant l’ordre judiciaire qu’administratif, aujourd’hui limité à soixante-quatre charges comptant d’un à trois avocats aux Conseils. Enfin, nous avons fait le choix de concentrer notre travail sur les mobilisations politiques des Hautes cours françaises, sans ignorer pourtant l’importance grandissante des cours supranationales, et en premier lieu de la Cour européenne des droits de l’homme. Ces cours sont intégrées dans un nombre croissant de stratégies de mise en dialogue et en concurrence des juridictions pour obtenir des décisions plus favorables. Elles constituent en cela un prolongement naturel à cette étude.