Alors que le besoin de disposer d’instruments permettant de décrire, voire de prédire les décisions de justice se fait plus pressant, les études scientifiques sur ce thème demeurent rares. Le travail de recherche « Les conflits judiciaires dans les relations de franchise » mené par Marc Fréchet et Odile Chanut (Professeurs en Sciences de Gestion à l’Université Jean Monnet St Étienne, laboratoire COACTIS), en collaboration avec Isabelle Sayn (1) et Thierry Lambert (2) et soutenu par la Mission de recherche Droit et Justice, s’est efforcé de répondre à ce besoin. Entretien croisé.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Quelles sont les spécificités des relations entre franchiseurs et franchisés ?
Odile Chanut : Franchiseur et franchisé sont deux entrepreneurs qui décident de s’associer en partageant des ressources. Le franchiseur a mis au point et testé un concept distinctif et un savoir-faire et voit, dans l’association, le moyen de déployer rapidement sur un territoire des magasins à sa marque, grâce aux moyens financiers et managériaux du franchisé. Le franchisé, propriétaire d’un fonds de commerce, adhère au réseau pour ne pas entreprendre seul, et bénéficier du savoir-faire du franchiseur, de l’image de la marque, mais aussi de la puissance d’achat du réseau et de services tels que l’organisation de la supply chain. Il paie pour cela un droit d’entrée et une redevance sur son chiffre d’affaires. La relation est faite de liens unipersonnels, de confiance entre entrepreneurs qui se sont choisis librement. Elle est aussi construite autour d’un contrat à moyen terme (7 ans en moyenne en France), dont les clauses, largement rédigées par le franchiseur à l’initiative du réseau, organisent les rôles au travers de droits et d’obligations : au franchiseur la définition de la stratégie du réseau, de l’évolution du savoir-faire et du concept, au franchisé la gestion opérationnelle du point de vente, y compris dans la liberté des prix de vente finaux. La littérature parle de contrat relationnel. Dans la grande majorité des cas, la relation se passe bien. Cela explique le succès de cette forme organisationnelle, notamment en France, avec plus de 78 000 points de vente franchisés pour 2049 réseaux fin 2019. Parfois, néanmoins, la relation aboutit à une situation conflictuelle pouvant être portée devant les tribunaux. Les causes en sont multiples. Elles sont liées à la violation des clauses du contrat « juridique », mais aussi à la violation du « contrat psychologique », à l’écart entre les attentes ex ante et la réalité vécue ex post, notamment lorsque le franchisé n’atteint pas la rentabilité qu’il avait escomptée avec son commerce. Sont en cause les asymétries dans la relation : asymétrie d’information précontractuelle avant la signature du contrat, le franchiseur connaissant bien mieux le marché et son réseau que le candidat-franchisé. Les législateurs ont d’ailleurs cherché à la corriger par des obligations d’information précontractuelle à la charge du franchiseur afin de mieux éclairer l’engagement du franchisé. Mais aussi des asymétries pendant la vie du contrat, notamment l’asymétrie de décision, le franchiseur pouvant prendre des décisions stratégiques susceptibles d’avoir un impact sur la rentabilité du point de vente du franchisé, l’inverse étant moins vrai. L’asymétrie de risque, enfin, dans la mesure où, en cas d’échec de la relation, le franchiseur ne perd qu’un point de vente, alors que le franchisé est susceptible de perdre son commerce, ses économies, son activité professionnelle.
Laetitia L-H : Quels étaient les objectifs de votre recherche ?
Odile Chanut : L’objectif principal était d’étudier l’issue des conflits entre franchiseur et franchisé, portés devant les juridictions, plus particulièrement au niveau des cours d’appel françaises. Grâce à la base JURICA, gérée par la Cour de cassation, nous avons pu avoir accès aux 775 arrêts de cour d’appel rendus en France entre 2006 et 2018. Ce corpus de 775 décisions offre une représentation exhaustive des arrêts rendus concernant un conflit entre un franchiseur et un franchisé, ce qui en fait une base de données remarquable. L’idée était d’étudier ce corpus de décisions selon une double logique. D’une part proposer une lecture descriptive du corpus des décisions afin de déterminer quelles étaient les caractéristiques de l’instance (juridictions, durées des procédures), les caractéristiques des parties (âges, situations financières des franchiseurs et franchisés au moment de l’appel, secteurs d’activité), l’auteur de l’assignation, ou encore les demandes les plus fréquentes assorties de leurs taux de succès. Le second objectif consistait à proposer une lecture explicative, voire prédictive, du corpus des décisions. Il s’agissait de voir si l’on pouvait développer des modèles statistiques de décisions de justice qui parviennent — dans une certaine mesure — à anticiper l’issue du litige. La question de recherche se ramenait, dans ce cas, à l’identification des facteurs déterminant le résultat obtenu à l’instance d’appel. A partir de là, nous nous sommes attachés à clarifier un certain nombre de points, comme le fait de savoir sur quels chefs de demande se gagnent ou se perdent les procès, de déterminer quelles influences peuvent avoir les capacités financières des parties, ou encore de voir si des différences sont perceptibles selon l’auteur de l’assignation.
Marc Fréchet : En termes de contribution théorique, ce travail est original dans la mesure où il propose une lecture de l’activité judiciaire à travers l’analyse statistique, et la modélisation, d’un ensemble de décisions de justice. Vis-à-vis de la science juridique, l’approche est radicalement différente des analyses de jurisprudence classiques, lesquelles s’avèrent centrales pour la compréhension de la résolution judiciaire des conflits. Les deux approches se complètent. A l’égard des autres sciences sociales, la contribution nous semble également exister. Les études qui cherchent à déterminer les origines de ces conflits – et parfois les moyens d’y remédier – sont particulièrement nombreuses. Bien peu d’études s’étaient penchées sur les résultats qu’obtiennent franchiseurs ou franchisés à l’issue d’un procès. Il s’agit pourtant d’une question qui intéresse les entreprises et, plus largement, les justiciables. Le matériau théorique est lui-même assez mince. Certaines études, parfois anciennes, supposent que les parties au procès disposant des moyens les plus importants vont parvenir à en influencer l’issue. Les résultats empiriques ne sont cependant pas convergents, notamment parce qu’il est difficile d’identifier et de mesurer les variables qui refléteront une capacité supérieure à aborder l’instance. En outre, aucune étude systématique n’existe dans le contexte français. Au plan empirique, enfin, l’étude est susceptible d’éclairer les professionnels du droit en raison des informations explicatives, mais également descriptives, contenues dans le rapport. En effet, les données sur les probabilités de succès d’un chef de demande permettent de donner corps à ce qui est souvent une connaissance approfondie, mais non articulée, du fonctionnement du procès.
Laetitia L-H : Quelle approche méthodologique avez-vous utilisée ?
Odile Chanut : Concernant la collecte des données, nous avons utilisé deux sources. D’une part la base de données JURICA a permis l’extraction des arrêts de cours d’appel, soit 775 décisions. D’autre part, la base de données DIANE a été utilisée pour extraire les données sur les capacités financières des parties à l’instance. Les arrêts du corpus ont ensuite été entièrement codés, à partir d’une grille spécifiquement construite à partir de la lecture des décisions. L’un des aspects les plus importants du travail a été de s’assurer, au fur et à mesure de construction de la grille, que celle-ci permettait de retracer l’essentiel des informations contenues dans la décision d’appel. La grille finale comportait neuf parties : l’identification de l’arrêt, les données sur les parties en appel, la procédure antérieure à l’arrêt, les éléments de la décision déférée, les éléments de cadrage contractuel et autres éléments factuels, les demandes en appel, les moyens en appel, la solution juridique de la cour, et un texte libre pour faire part de tout commentaire utile à l’analyse. Au total, il y avait plus de 600 items qui pouvaient être renseignés dans la grille d’analyse.
Marc Fréchet : L’analyse des données construites sur la base du codage s’est effectuée en deux temps. De manière classique, nous avons d’abord procédé à une analyse descriptive des procès. Il s’agissait de faire état de données élémentaires sur le corpus, par exemple le nombre de franchiseurs ou de franchisés, le montant moyen des condamnations, ou encore la durée de l’instance. Dès ce stade, toutefois, une forme d’analyse a débuté quant à la comparaison des profils des protagonistes que sont les franchiseurs et les franchisés. L’analyse des chefs de demande a également requis une approche nécessitant un raffinement des données. Les parties à l’instance invoquent, dans notre échantillon, des dizaines de griefs différents. Toutefois, certains sont très rares, tandis que d’autres peuvent relever, pourrait-on dire, d’une même famille. Des analyses factorielles nous ont, à cet égard, permis de réduire le nombre de dimensions et de nous concentrer sur un nombre réduit d’arguments. Dans un second temps, nous avons procédé à des analyses de régressions, sous des formes variées. Dans tous les cas, néanmoins, nous avons mobilisé une variable dépendante qui nous paraissait refléter l’issue du procès, tel que le fait de gagner le procès, ou même, plus directement, le montant des dommages intérêts octroyés. Nous avons alors mis en regard les principales demandes explicatives, tels les chefs de demande ou les caractéristiques du partenaire, et la variable dépendante pour détecter leur éventuelle influence.
Laetitia L-H : Quels en sont les principaux enseignements ?
Odile Chanut : Un premier enseignement porte sur les chefs de demande. Ceux-ci se différencient clairement quant à leur impact sur le procès. Le fait pour le franchiseur d’invoquer un défaut de paiement des redevances est suivi d’une augmentation des condamnations contre le franchisé. Il s’agit du chef de demande dont le niveau d’influence est le plus élevé. Avec une intensité moindre, on relève que la rupture fautive de la relation joue également un rôle perceptible. Elle augmente les gains de celui qui l’invoque, que l’auteur de la rupture soit le franchiseur ou le franchisé. D’autres résultats étaient moins anticipés. Ainsi, l’invocation du défaut d’information préalable – à savoir le défaut de remise du document pré-contractuel ou d’études préalables sérieuses – semble n’avoir qu’une influence limitée sur le fait de gagner ou perdre le procès. Néanmoins, lorsqu’il est accueilli, ce grief permet tout de même d’augmenter les gains du franchisé. Il est de même des situations où l’invocation d’un chef de demande est associée à une dégradation du résultat pour celui qui l’invoque, par exemple, lorsque le franchisé soulève le défaut d’assistance et de loyauté pendant l’exécution du contrat. Ces résultats peuvent être lus comme la manifestation des contraintes probatoires. Certains manquements, tel le défaut de paiement, sont aisément rapportés, alors que d’autres, comme une insuffisance de formation ou d’assistance au franchisé ou un savoir-faire insuffisant, s’avèrent particulièrement délicates à caractériser. Les juristes ont de tout temps considéré la question de la preuve comme redoutable. Notre travail fournit une quantification de ce type de phénomène.
Marc Fréchet : Un autre enseignement porte sur la position de demandeur ou de défendeur, qui permet d’améliorer substantiellement les modèles. En effet, l’initiative du procès est reliée de manière positive au résultat obtenu, à l’issue de l’instance d’appel, pour son auteur. Le demandeur verra sa demande le plus souvent accueillie alors que les moyens développés en situation de défense ont manifestement un impact moindre. L’interprétation de ce résultat n’est toutefois pas dénuée d’équivoque. On peut considérer que le fait d’attaquer confère un avantage à l’auteur de l’assignation. Mais on peut également suspecter que seuls ceux qui identifient de solides arguments en leur faveur se risqueront à ouvrir un procès. L’avantage à l’auteur de l’assignation n’est dans ce dernier cas qu’un phénomène de sélection. C’est d’ailleurs sur l’initiative du procès que semblent jouer le plus les caractéristiques des protagonistes que sont le chiffre d’affaires, la trésorerie ou le nombre de salariés. Nous avions émis l’hypothèse que ces variables permettraient d’anticiper le résultat de l’instance. Mais leur influence apparaît dans ce cas très difficile à détecter. En revanche, on note un plus fort impact de ces variables sur la propension à ouvrir le conflit, situation qui préfigure, à son tour, le résultat obtenu. Par exemple, on voit clairement que les franchiseurs dotés d’une trésorerie plus importante sont davantage prompts à prendre l’initiative du procès. Si leur aisance financière ne leur permet pas d’augmenter directement leurs chances de gagner, ils y trouvent malgré tout une facilité indirecte par le biais de la position d’attaquant. Il s’agit là, sans doute, d’une illustration du rôle des capacités financières dans la gestion de l’instance.
Laetitia L-H : Qu’est-ce qui pousse franchiseurs et franchisés à agir en justice ?
Odile Chanut : Le franchiseur reproche majoritairement au franchisé de ne pas régler ses redevances et de procéder fautivement à la rupture de la relation contractuelle. C’est de très loin le premier chef de demande du franchiseur, que ce soit en attaque (65 % des procès en appel) ou en défense (45 %), et celui pour lequel le taux de succès est le plus élevé (79 % en attaque et 73 % en défense). Loin derrière, dans un procès sur six, le franchiseur fait grief au franchisé de ne pas restituer tous les droits à la fin du contrat et de continuer une exploitation au préjudice du franchiseur. Côté franchisé, les reproches tiennent surtout au manque d’information avant le contrat, qu’il s’agisse spécifiquement du document précontractuel d’information obligatoire, des comptes prévisionnels ou de la viabilité du concept qui est proposé aux candidats franchisés. Viennent ensuite des motifs de conflit relatifs à l’inexécution d’obligations contractuelles, en particulier les manquements à l’obligation d’assistance, d’aide, de soutien et de services du franchiseur. Ces griefs sont évoqués par le franchisé dans plus d’un procès sur deux lorsqu’il a assigné, avec des taux de succès compris entre 24 et 29 %. Le défaut d’assistance est évoqué dans 39 % des procès en défense, avec un taux de succès très faible (13 %). La situation personnelle du franchisé ne semble d’ailleurs pas être étrangère à la nature des chefs de demandes. Près d’une fois sur trois, le franchisé se trouve en liquidation judiciaire au moment de l’appel. Les protestations qu’il adresse à son franchiseur se ramènent peu ou prou à la rentabilité, pour lui inexistante, du concept auquel il avait souscrit et au manque d’assistance du franchiseur. L’ensemble de ces motifs de recours au tribunal ne peut cependant être apprécié qu’au niveau de notre échantillon des décisions des cours d’appel. Il ne permet pas, notamment, de tirer des conclusions sur l’ensemble des étapes qui a mené au procès. En particulier, il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure les griefs auraient pu faire l’objet de transactions pour éviter d’en venir devant les juridictions. Ni d’avoir accès, en l’absence de numérisation des décisions de première instance, aux statistiques sur les chefs de demande dans les procès en première instance qui n’ont pas donné lieu à appel. Seul l’accès à ces données complémentaires permettrait d’offrir une vision plus large.
Laetitia L-H : Franchiseurs et franchisés sont-ils égaux face au juge : leurs requêtes ont elles les mêmes chances d’aboutir ?
Marc Fréchet : L’asymétrie entre franchiseurs et franchisé est un trait marquant des modèles estimés. Qu’il s’agisse des chances de succès ou du montant des condamnations, les franchiseurs paraissent clairement avantagés. Ainsi, un franchiseur qui cumule les chefs de demandes se voit crédité d’une chance de succès de l’ordre de 90 %. En revanche, un franchisé, même s’il sélectionne les arguments les mieux reçus par les juridictions, comme une rupture fautive imputable au franchiseur, atteindra des chances de succès qui seront plutôt de l’ordre de 65 %. Par ailleurs, dans notre corpus, le franchiseur est l’appelant dans 31 % des cas et il obtient l’infirmation de la décision de première instance dans 23 % des instances, alors que le franchisé, appelant dans 69 % des cas, n’obtient l’infirmation que dans 11 % des instances. Le franchiseur obtient incontestablement de meilleurs résultats en appel. On peut voir dans ces résultats un prolongement des asymétries en matière de ressources financières, de taille ou d’expérience. Le franchisé aurait peut-être, moins que le franchiseur, la capacité d’évaluer ses chances de succès a priori. De plus, une interprétation est qu’il peut, alors que sa situation financière se dégrade, assigner son franchiseur, voire interjeter appel, comme ultime moyen de s’en sortir, espérant recouvrer certaines des sommes investies. Enfin, si, ainsi que nous l’avons relevé, les différences individuelles paraissent n’avoir qu’une influence limitée, il n’en reste pas moins que les franchisés dotés d’une meilleure trésorerie paraissent mieux résister au cours de l’instance, ce qui réintroduit l’idée d’une capacité à mobiliser des ressources dans le cadre de l’affrontement judiciaire.
(1) Directrice de Recherche au CNRS, Centre Max Weber, UMR 5283
(2) Professeur de Droit Privé, Université de Lorraine, Laboratoire Beta UMR 7522