La recherche Justice et inégalités au prisme des sciences sociales éclaire de façon inédite les relations entre inégalités sociales, professionnel·les du droit et décisions judiciaires dans un cas de contentieux civil de masse, les séparations conjugales. Rencontre avec quatre membres de l’équipe : Émilie Biland-Curinier, professeure des universités, Sciences Po (CSO), Sibylle Gollac, chargée de recherche au CNRS (CRESSPA-CSU) qui ont co-dirigé cette recherche soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice, ainsi que Muriel Mille et Gabrielle Schütz (UVSQ, Printemps).
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Quelles sont les principales inégalités que vous avez pu constater entre les justiciables dans les modes de recours à la justice familiale et quelles en sont leurs causes ?
Réponse de l’équipe : La justice familiale concerne tous les milieux sociaux, que des personnes mariées décident de divorcer ou que des parents non ou plus marié·es aient à (ré)organiser la prise en charge de leurs enfants. Cela dit, les inégalités entre classes sociales dans l’accès au droit se manifestent en dehors des tribunaux comme en leur sein. Les justiciables de classes supérieures, en particulier les hommes, tendent à être accompagné·es par des professionnel·les dévoué·es dans le cadre de procédures amiables (tel que le divorce par acte d’avocat), dans lesquelles les arrangements entre ex-conjoint·es sont négociés loin du regard des juges. Par contraste, les justiciables modestes sont amené·es à solliciter l’aide juridictionnelle, ce qui allonge le délai de traitement de leurs dossiers (et plus encore quand une partie de leur vie s’est déroulée à l’étranger). Au sein de ces classes populaires, les femmes pour qui les enjeux sont très importants – ayant souvent la garde des enfants et de faibles revenus, elles attendent une décision judiciaire en matière de pension alimentaire – sont très diligentes dans leurs démarches mais se trouvent engagées dans des procédures contentieuses, à la fois longues et incertaines. A ces inégalités de classe et de genre s’ajoutent des inégalités territoriales : selon les tribunaux, l’accès à l’aide juridictionnelle est plus ou moins effectif, et les écarts de délais d’une procédure à l’autre varient significativement. Enfin, dans les couples de même sexe, les situations dans lesquelles existe une asymétrie juridique entre les parents compliquent l’accès à la justice, au risque de désavantager durablement le parent qui n’a pas de statut légal.
Laetitia L-H : Quel rôle jouent les professionnel·les de justice (avocat·es, magistrat·es, notaires etc.) dans ces inégalités ainsi que sur la vie intime et les demandes judiciaires des justiciables ?
Réponse de l’équipe : Selon leurs propriétés sociales, leur lieu d’habitation et leurs ressources économiques, les personnes séparées reçoivent un conseil plus ou moins spécialisé, approfondi et personnalisé de la part des avocat·es et des notaires. L’investissement de ces professionnel·les ne dépend pas seulement de la complexité juridique des affaires, mais bien de leurs conditions de travail et de rémunération, ainsi que de leur perception des histoires familiales. Tout au long des procédures, du premier rendez-vous au cabinet ou l’étude à la sortie de l’éventuelle audience, la vie privée se trouve soumise à un travail de normalisation juridique, reposant sur la mise en catégories, en dossier et en affaire des ruptures d’union. Cette normalisation dépend de la confiance qui s’établit avec les professionnel·les, mais aussi des ressources mobilisables par les personnes séparées pour que ce travail se fasse avec eux et non sur eux. Ces interactions constituent des moments de socialisation au droit, en particulier quand avocat·es et juges donnent aux personnes séparées des clés pour s’approprier l’ordre institutionnel, et ce faisant, leur devenir familial. Mais ce travail sur la vie privée constitue une forme de violence symbolique, quand cette normalisation juridique s’accompagne d’une normalisation morale. Celle-ci prend des formes différentes – de la présentation stratégique des dossiers à la moralisation explicite – selon la proximité ou la distance entre justiciables et professionnel·les, à l’intersection de rapports sociaux de classe, de genre, d’âge et de race, qui peuvent donner lieu à une interprétation culturaliste des faits et gestes des justiciables.
Laetitia L-H : Quels sont les déterminants des décisions judiciaires et leurs effets en matière de séparation conjugale ?
Réponse de l’équipe : Un premier point important : la justice familiale n’est pas une justice rendue par des femmes pour les femmes, même si la grande majorité des juges aux affaires familiales (JAF) sont des magistrates. Les décisions en matière de résidence des enfants comme de pensions alimentaires ne dépendent pas du sexe des juges, y compris quand les parents sont en conflit. En revanche, ces décisions dépendent étroitement des demandes des justiciables, elles-mêmes liées à leur position de classe, de genre, mais aussi à leur lieu de résidence. On observe ainsi des différences territoriales dans les arrangements parentaux que dessinent les décisions judiciaires. Les pensions alimentaires sont plus élevées à Paris que dans les autres tribunaux, toutes choses égales par ailleurs. On pratique davantage la résidence alternée dans l’Ouest de la France, où elle est davantage synonyme d’absence de pension. Malgré ces variations, la majorité des décisions entérinent la division sexuée du travail parental : les femmes continuent à avoir la charge principale des enfants, et ce travail domestique fait l’objet d’une très faible reconnaissance économique. Quand la résidence d’un enfant est fixée chez la mère, il n’y a aucune pension dans près d’un tiers des cas et, quand il y en a une, son montant moyen est de 200€/mois. Et les magistrates ne sont pas plus empressées que les magistrats, au contraire, à fixer des prestations compensatoires (censées, en cas de divorce, compenser les inégalités économiques entre ex-conjoint·es liées aux sacrifices professionnels que l’une a pu faire au bénéfice de la prise en charge des enfants et de la carrière de l’autre). Les décisions judiciaires, au-delà de leurs variations, participent à l’appauvrissement des femmes après les séparations.
Laetitia L-H : Quelle méthode de recherche avez-vous utilisée ?
Réponse de l’équipe : Notre approche combine des méthodes statistiques et ethnographiques. Du côté des statistiques, nous nous appuyons sur l’exploitation d’une base de données originale : la base « 4 000 Affaires familiales », constituée à partir 4 000 dossiers judiciaires portant sur des divorces et des procédures impliquant des parents non marié·es ou déjà divorcé·es dans 7 tribunaux judiciaires (TJ) et 2 cours d’appel (CA). Nous avons aussi mené une analyse qualitative de certains de ces dossiers. Nous nous appuyons également sur une vaste enquête ethnographique : entre 2009 et 2020, nous avons observé 330 affaires dans 4 TJ, 16 demi-journées d’audience au sein de 2 CA, ainsi que 46 rendez-vous entre avocat·es et client·es. Nous avons mené des entretiens avec 20 JAF, 10 conseillers et conseillères de cour d’appel, 4 greffières, 48 avocat·es et 20 notaires. Nous avons aussi assisté à des formations d’avocat·es et mené une enquête auprès d’intermédiaires publics et associatifs du droit, au sein de CIDFF et de Maisons de la Justice et du Droit. Compte-tenu du volume de ces matériaux ethnographiques, nous sommes parfois en mesure d’en proposer une analyse quantitative, en comparant par exemple la durée des audiences ou des rendez-vous entre avocat·es et client·es selon leur catégorie socioprofessionnelle. Bien sûr, la collecte et l’analyse d’un tel volume de matériaux aurait été impossible en dehors du cadre d’une recherche éminemment collective, dans laquelle chacun·e s’implique activement dans la constitution des matériaux et peut contribuer à leur exploitation.
Laetitia L-H : Quelles conséquences la crise sanitaire a-t-elle eues sur le traitement judiciaire des affaires familiales ?
Réponse de l’équipe : La période de confinement strict, entre la mi-mars et la mi-mai 2020, a eu des conséquences importantes tant sur les familles que sur les professionnel·les. L’activité des chambres familiales s’est réduite drastiquement, se limitant aux contentieux considérés comme urgents (enlèvements internationaux d’enfants, ordonnances de protection). Cette période s’est traduite par un retard considérable dans le traitement des dossiers, notamment parce que les personnels de greffe n’avaient pas toujours accès aux outils numériques leur permettant de notifier les décisions. Ces perturbations sont d’autant plus dommageables que le confinement, et la crise économique sur laquelle il a débouché, a nourri les différends familiaux. On pense ici aux dilemmes posés par les passages des enfants d’un domicile à l’autre (exposant au risque viral), à la déstabilisation des économies domestiques par la fermeture des cantines et les pertes de revenus (chômage partiel, fin des contrats courts), ainsi qu’à la recrudescence des violences envers les femmes et les enfants. Les lacunes du service public de la justice ont encouragé la montée en charge des dispositifs non judiciaires (médiation, droit collaboratif), lesquels sont sélectifs socialement et économiquement. Dès lors, cette première séquence de la crise sanitaire a amplifié les inégalités dans l’accès au droit et à la justice, tout en renforçant les assignations genrées (les femmes ont assumé la plus grosse partie du surtravail domestique et parental lié au confinement) et les disparités entre classes sociales (particulièrement visibles dans les conditions de logement, structurellement moins favorables pour les familles monoparentales).
Les dernières publications de l’équipe JUSTINES
Céline Bessière, Émilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille et Hélène Steinmetz, 2018, « Faut s’adapter aux cultures, Maître ! » La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie française, t. XLVIII, n°1, p. 131-140. Céline Bessière, Muriel Mille et Gabrielle Schütz, 2020, « Les avocat·es en droit de la famille face à leur clientèle. Variations sociales dans la normalisation de la vie privée », Sociologie du travail, vol. 62, n°3, p. 1-26. Céline Bessière et Sibylle Gollac, 2020, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte. Emilie Biland, 2019, Gouverner la vie privée, L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec, ENS Editions. Emilie Biland, Sibylle Gollac, Hélène Oehmichen, Nicolas Rafin et Hélène Steinmetz, 2020, « La classe, le genre et le territoire. Les inégalités procédurales dans la justice familiale. », Droit et Société, n°106, p. 547-566. Marion Flécher, Muriel Mille, Hélène Oehmichen et Gabrielle Schütz, 2020, « Une clientèle envahissante ? Les temporalités des avocat·es en droit de la famille », La nouvelle revue du travail [En ligne], n°17. Emilie Biland, Sibylle Gollac, Hélène Oehmichen, Nicolas Rafin et Hélène Steinmetz, 2020, « La classe, le genre et le territoire. Les inégalités procédurales dans la justice familiale. », Droit et Société, n°106. |