Alors que le président de la République a annoncé le lancement d’États généraux de la Justice qui s’ouvrent le 18 octobre 2021, la question des rapports des citoyen·nes à la justice apparaît fondamentale. La Mission de recherche Droit et Justice a soutenu une recherche sur le sujet conduite par quatre chercheur·es*. Rencontre avec Cécile Vigour, directrice de recherche au CNRS, au Centre Émile Durkheim à Sciences Po, co-rédactrice de ce rapport très éclairant sur la question.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Vous avez interrogé les rapports des citoyen·nes à la justice, comment avez-vous procédé ?
Cécile Vigour : Notre recherche a pris pour point de départ les manières dont les citoyennes et citoyens perçoivent la justice, son action et son fonctionnement. Nous avons animé 17 entretiens collectifs (groupes de discussion d’une durée de 3 heures comprenant entre 3 et 8 personnes, qui ont réuni 80 participants en tout), entre novembre 2015 et juin 2017. Afin de former des groupes sociaux homogènes, les groupes ont été constitués par nos soins en fonction de trois principaux critères : l’appartenance sociale, définie à partir de la catégorie socioprofessionnelle et du niveau de diplôme le plus élevé ; le fait d’avoir eu ou non affaire aux tribunaux ; et le type de juridiction expérimentée : civile (affaires familiales et prud’homales surtout) ou pénale (délits routiers, stupéfiants, vol, dégradations, assises). Les groupes avec expérience pénale incluaient auteur·es, victimes, juré·es de cour d’assise et témoins.
Début 2018, nous avons administré un questionnaire auprès d’un échantillon aléatoire représentatif de la population française de 2770 personnes, le panel ELIPSS.
Les mêmes thématiques ont été abordées : conceptions générales et expériences éventuelles de la justice ; réactions à des cas concrets (petites histoires) et à des extraits d’affaires civiles et pénales du documentaire Aux marches du Palais, réalisé en 2004 par Cédric de Bragança.
Les approches qualitatives et quantitatives sont complémentaires. Dans les entretiens collectifs, des jugements publics sur la justice s’élaborent. Le questionnaire permet de gagner en représentativité en élargissant l’échantillon, et de préciser les variables explicatives des appréciations portées sur la justice. Croiser les réponses au questionnaire et les échanges lors des entretiens collectifs permet de comprendre plus finement les représentations sociales et politiques de la justice, ainsi que les rapports au droit et au système judiciaire (qui inclut la police et la justice).
Laetitia L-H : Quelles sont les différentes variables qui influencent les représentations générales des citoyen·nes à la justice ?
Cécile Vigour : Tout d’abord, l’orientation politique et les expériences policières et judiciaires des panélistes affectent le plus fortement les rapports abstraits au droit et au système judiciaire. Par exemple, tandis que les personnes de gauche affichent une plus grande confiance à l’égard de la justice que les panélistes de droite, c’est l’inverse vis-à-vis de la police. Les enquêté·es de droite soutiennent aussi davantage que « les juges relâcheraient souvent les personnes arrêtées par la police ».
Toutes choses égales par ailleurs, les expériences négatives d’interaction avec la police, qu’elles soient ponctuelles (refus de dépôt de plainte) ou répétées (plusieurs contrôles d’identité par an), et les classements sans suite ont un effet plus fort sur les rapports au système judiciaire que les autres expériences de justice : elles accroissent le manque de confiance envers les policiers et policières, et rendent aussi nettement plus critique quant à la perception des inégalités de traitement face à la police. Les panélistes avec expériences des affaires familiales, de la justice pénale ou plusieurs actions devant les tribunaux ont aussi moins confiance dans les juges.
Au-delà, l’âge, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle exercent aussi une nette influence sur les représentations générales de la justice. Avec l’âge et le niveau de diplôme, la confiance exprimée envers les forces de l’ordre et les magistrat·es s’accroît, peut-être en lien avec leurs missions : protection, lutte contre l’insécurité et condition du vivre-ensemble. En même temps, avec l’âge, les points de vue sont plus critiques sur le fonctionnement de la justice et de la police. Ceci s’explique sans doute par le fait que les personnes les plus âgées ont aussi, en moyenne, plus d’expériences de la police et de la justice. Or, celles-ci contribuent fortement à alimenter un discours critique.
Enfin, le sexe et la nationalité ont une influence plus ténue.
Laetitia L-H : Quels sont les quatre types de rapports au droit que vous avez pu établir ?
Cécile Vigour : Quatre types de rapport au droit et à la justice se dégagent des analyses quantitatives. Ils se distinguent selon la confiance, le nombre d’interactions avec la justice et la police ; et le sentiment de légitimité à exprimer une opinion sur ces institutions.
Les « défiant·es » comptent une majorité de panélistes avec plusieurs expériences de la justice ou de la police. Leurs rapports à ces institutions se caractérisent par des images (théâtre, loterie, machine complexe) et émotions négatives (méfiance, colère, sentiment d’injustice), au point de préférer éviter la justice. Ces individus reprochent aux juges leur manque d’indépendance ; à la police abus de pouvoir et traitement différencié des personnes. Ces critiques vont de pair avec un jugement négatif sur le fonctionnement de la démocratie et un faible intérêt pour la politique. Ce groupe est plutôt masculin et en activité.
Les « illégitimes » combinent absence de conflit et d’expérience du système judiciaire, et sentiment d’incompétence à se prononcer. Rassemblant davantage de femmes et de personnes peu intéressées par la politique, ces individus expriment un niveau de confiance intermédiaire dans les services publics et les élu·es.
Les individus « confiants distants », plutôt satisfaits du fonctionnement du système judiciaire, souhaitent ne pas y avoir affaire. Confiants dans les services publics et les élus, ces panélistes ne partagent pas les préjugés contre la justice et la police, malgré des avis plus réservés sur cette dernière. Ces personnes lui associent des images contrastées. Elles trouvent complexe la saisine de la justice. Ces panélistes sont majoritairement dans la vie active.
Enfin, les « légitimistes » éprouvent une très grande confiance et satisfaction à l’égard des institutions régaliennes, de l’égalité de traitement et du respect des pouvoirs attribués. « Assurer l’ordre public » ou « Rendre la justice » est l’un des trois rôles prioritaires de l’État. Ce groupe est surtout composé de personnes sans expérience de la justice.
Laetitia L-H : La crise de confiance constatée aujourd’hui chez les citoyen·nes par rapport aux élites politiques se retrouve- t-elle également dans la représentation qu’ils/elles ont des institutions régaliennes et notamment celle qui nous intéresse ici, la justice ?
Cécile Vigour : Dans cette recherche, nous nous sommes intéressé·es aux manières dont les représentations et expériences des enquêté·es alimentent ou ébranlent la confiance qu’ils ou elles ont dans la justice, et affectent l’autorité et la légitimité de cette institution que tou·tes considèrent comme une condition du vivre-ensemble.
Le degré de confiance des citoyen·nes à l’égard de la justice est façonné, nous l’avons dit, par l’orientation politique. Il est aussi très lié à la confiance envers les élu·es ou responsables politiques – malgré une bien moindre confiance à l’égard des élites politiques. On retrouve ici le constat que B.François faisait déjà en 2003 d’un « déficit de confiance politiquement constitué ».
Les témoignages recueillis attestent aussi les façons dont les dispositifs d’action publique du système judiciaire (contrôles d’identité, audiences, décision de justice) altèrent ou confortent la confiance à l’égard des autres institutions étatiques.
Laetitia L-H : Comment le rapport des citoyen.nes à la justice influence-t-il les émotions ressenties et les images qu’ils ou elles se font de la justice ?
Cécile Vigour : Les émotions constituent une composante à part entière des rapports à la justice, car elles imprègnent les expériences de celle-ci. Les personnes sont souvent impressionnées par la grandeur de la justice qui s’exprime à travers ses rituels, la symbolique ou l’architecture judiciaires. Elles expriment à la fois de la déférence et un sentiment d’écrasement. Très présente, la peur n’est pas nécessairement associée à la défiance. Dans le questionnaire, les sentiments négatifs dominent (méfiance d’abord, sentiment d’injustice, peur ou colère). 40% des enquêté·es n’éprouvent que des sentiments négatifs. Le respect, la confiance cumulent deux-cinquièmes des réponses. Les personnes qui ont eu plusieurs fois affaire à la justice éprouvent moins de peur ; elles ressentent davantage de la colère et un sentiment d’injustice. Celles qui n’y ont jamais eu affaire éprouvent davantage de respect.
Pour caractériser le fonctionnement de la justice et les décisions judiciaires, les participant·es aux entretiens collectifs mobilisent quatre principales images : la balance, pour dénoncer son dérèglement au profit des plus puissants ; la machine bureaucratique ; la comparaison avec la santé et l’éducation, afin d’expliciter leurs attentes en matière d’empathie et d’autorité ; le jeu, pour souligner que les règles judiciaires échappent à un grand nombre. Parmi huit images de la justice, la moitié des panélistes a opté pour des réponses plutôt neutres comme un palais de justice (25%) ou une balance (27%). Un tiers a choisi une image incluant une critique de la justice : une machine complexe (23%), un théâtre (5%) ou une loterie (4%). 9% ont choisi une image réconfortante – « une protection », tandis que très peu ont retenu celles du combat (5%) ou du couperet (1,5%), mentionnées dans les discussions. Les images associées à la justice sont peu liées aux caractéristiques socio-démographiques (sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, niveau de formation) et politiques. Elles sont liées aux contacts avec l’institution judiciaire (loterie, théâtre, combat ou couperet sont davantage mobilisés par celles et ceux qui ont eu une expérience de justice).
En savoir plus :
* Cécile Vigour, directrice de recherche au CNRS, au Centre Emile Durkheim à Sciences Po Bordeaux ; Bartolomeo Cappellina, chercheur postdoctoral à PACTE, à l’Université Grenoble-Alpes ; Laurence Dumoulin, chargée de recherche au CNRS, à PACTE, à Sciences Po Grenoble ; Virginie Gautron, maîtresse de conférences à l’université de Nantes, laboratoire Droit et changement social
Pour aller plus loin :
Retrouvez le rapport de recherche en cliquant ici
Retrouvez l’entrevue de Cécile VIGOUR sur le site de la Mission en cliquant ici
Retrouvez l’intervention de Cécile VIGOUR lors de la conférence-débat La justice face à l’émotion du 3 juin 2021 (à partir de 16 minutes 21 secondes) en cliquant ici